- Tu me fuis n'est ce pas ?

Elle sursaute, la douce Blackthorn. Elle se pensait seule, absolument seule, et pour être honnête ça lui convenait bien ainsi. Elle avait tant de travaux en retard qu'elle avait posé une demi-journée du peu de congés qu'elle avait en tant qu'interne en espérant avancer un peu sur ses devoirs. Installée près d'une fenêtre dans le fond de son salon de thé préféré, elle a ouvert plusieurs parchemin et elle s'activait déjà, plume en main.

- Pas du tout.

Mensonge éhonté. Voilà des mois qu'elle fuit celui qui s'installe doucement face à elle. Elle se promit mentalement de ne plus jamais s'installer ici pour travailler. Elle finissait toujours interrompue.

- Ça ne sert à rien de me mentir à moi, tu sais…

Le visage de Nullus est infiniment compréhensif. Pourtant la blondinette fuit son regard.

- J'ai respecté ton besoin de distance, Sunshine. Mais ça me blesse que tu quittes chaque pièce dans laquelle je me trouve. Et je ressens le besoin de te parler.

Les iris céruléennes de la cadette se relèvent doucement pour enfin regarder son cousin dans les yeux. Elle soupire intérieurement et ferme son livre de gastromédicomagie comme pour lui montrer qu'il avait son attention.

- Je suis vraiment désolée que nos parents aient annoncé nos fiançailles publiquement avant de t'en parler. J'ai essayé de les convaincre de te prévenir en amont mais ils n'ont rien voulu entendre.
- Tu n'y es pour rien.

Et pourtant, elle lui en veut. Alors qu'il n'y est pour rien. Mais c'est plus fort qu'elle, elle lui en veut. Elle l'avait toujours considéré comme le plus intelligent de tous, comme celui qui allait les sauver de cette folie. Mais il n'avait rien fait. Il avait acquiescé et même offert à Juliet une bague de fiançailles qu'il lui avait fait déposer chez elle et qu'elle n'avait jamais sorti de son écrin.

- Je vois bien que tu m'en veux, pourtant.

Les yeux de Juliet semblent aussitôt se remplir de larmes. Elle ne veut pas lui faire de la peine mais la rancœur est bien là. Bien présente. Elle macère en elle sans discontinuer. Il est bienveillant avec elle et pourtant elle lui en veut à crever. Elle l'aime et pourtant elle le déteste.

- Tu n'as rien fait.

Elle maîtrise vaillamment les trémolos de sa voix, mais son visage à changé. On distingue toute la peine et toutes les craintes du monde dans ses yeux.

- Je ne pouvais rien faire. Ils en avaient décidé ainsi.
- Quand il s'agit de faire quelque chose pour Prima ou pour @Cataleya Blackthorn tu te mouilles, mais là, non ?

La colère, grande sœur de la rancœur. Il aurait pu s'énerver Nullus, face à une telle accusation. Ses sourcils se froncent. Si Juliet n'avait pas eu les yeux pleins de larmes, elle aurait vu les poings de Nullus se serrer.

- Arrêtes, Juliet. Tu sais très bien que je ne voulais pas plus de ces fiançailles que toi, malgré tout l'amour que j'ai pour toi. Et tu sais aussi que parfois, ils sont obstinés et qu'il n'y a rien à faire. Je ne me bat pas quand la bataille est perdue d'avance.

Le silence s'abat. Les larmes de Juliet se mettent à couler. La colère s'envole. Ne reste que le desespoir. Celui de faire face à une vie dans laquelle elle ne sera pas heureuse... Nullus se penche et pose sa main chaude sur la sienne.

- Juliet... Relativise. Ça aurait pu être bien pire... Ils ont envisagé de te fiancer à Muller.
- J'aurais préféré @Hélios Muller .

Oui, elle aurait mille fois préféré être fiancée à Helios. Elle ne serait peut-être pas tombée amoureuse mais sa vie aurait été fun.

- Octave Muller.

Juliet déglutit difficilement.

- Tu sais comme moi que c'est un sale type.

Elle hoche la tête, efface une larme.

- Ça aurait été affreux.
- N'est ce pas...

Le silence s'abat lourdement entre eux alors que Juliet s'imagine une vie de cauchemars dans laquelle elle est mariée à Octave Muller. Il est vrai qu'à côté de ça... l'idée de se marier avec Nullus n'était plus si terrible. Et comme pour le lui confirmer…

- Tu seras libre d’une certaine manière. Je ne te contraindrais en rien, tu le sais bien. Tu pourras exercer en tant que médicomage. Tu pourras vivre ta vie comme tu l’entends.
- Je…
- Il te suffira d’être discrète. Et même si les parents l’apprenaient, ils ne tenteraient rien. On sera marié et les apparences seront sauves, c’est tout ce qui les intéresse. Tu pourras voir @Elio Cooper autant que tu voudras.

Elle ne le dit pas à haute voix, mais elle connaît assez le Cooper et son incorrigible romantisme pour savoir que le résident ne saurait supporter d’aimer une femme mariée. De toute manière, il était évident qu’il avait tourné la page… Et elle le comprenait. Elle ne mentionne pas @Jolan Wauters parce que encore aujourd’hui, elle ne sait pas ce qu’il se passe entre eux.

- Et toi, tu pourras voir @Maciya Mane.

Le temps d’une seconde, le regard de Nullus se fait fuyant. Elle ne lui a jamais parlé de sa conversation avec la Grymm. Il a gardé son secret si précieusement pendant tellement d’années qu’à côté la relation entre Elio et elle-même tenait de la rigolade…

- Ils voudront qu'on ait des enfants.

La remarque est plaintive. Mais Juliet savait que Nullus était l'héritier, il n'était pas envisageable qu'il n'ait pas de descendance. Elle remarque la très légère moue que Nullus tente de dissimuler à l'idée de devoir procréer avec celle qu'il considérait plus comme une petite soeur que comme une cousine avec qui il ne partageait pas le moindre gène.

- On adoptera.

Il avait répondu si vite qu'il était évident qu’il avait déjà réfléchi à la question.

- On prétendra qu’on a essayé et que ça ne marche pas. Ils ne pourront pas venir vérifier. On adoptera et nos enfants seront heureux, Juliet. On brisera ce cercle de malheur. Ils seront heureux.
- Ils auront des grands-parents affreux.

Elle ne peut pas s’empêcher de penser à @Maximilien Leroy et à son grand-père le vautour.

- Ils ne sont pas éternels, Juliet.

A ces mots, le monde semble s’arrêter. Étaient-ils donc condamnés à souhaiter la mort de leurs propres parents pour un jour pouvoir vivre leur vie ?

- Je ne resterais pas sans rien faire, Nullus.

Elle a séché ses larmes, rassurée malgré tout par son cousin. Mais son ton est sans appel. Même si la vie décrite par Nullus n’est pas si terrible, elle n’est pas non plus la vie dont elle rêvait. Et Juliet est trop rêveuse pour se résigner. Et puis, elle a déjà prit quelques dispositions dont elle ne peut malheureusement pas lui parler. Un sourire complice s’affiche néanmoins sur le visage de l’héritier.

- Le contraire m’aurait étonnée.

On lui avait promis une garde tranquille. Croyait-elle encore en ce genre de promesse ? Elle y voyait plutôt une prière… Vaine. La future médicomage venait d’enfiler sa blouse lorsque résonnèrent les sirènes de Sainte-Marie. Son cœur avait bondi et elle n’avait pas attendu longtemps pour se précipiter dans les couloirs qu’abritaient les urgences. @Lucas Bennett répondait présent malgré ses congés, c’était de mauvaise augure. Le brief fût court : un incendie dans une immense entreprise de potions, bien connue, au Sud d’Inverness. Tant de blessés que les sorciers les plus stables avaient été transférés à Londres tandis que les urgences vitales arriveraient d’ici quelques secondes escortés par les ambumages. Un dispositif de crise avait été érigé et tous les médicomages, des plus jeunes aux plus expérimentés avaient été convoqués.

La troupe vit arriver en trombe les premiers brancards qui franchissaient les portes à toute vitesse, rapidement suivis par les médicomages assignés à chacun des corps mutilés. L’un des premiers, plus amoché que les autres et dont l’inconscience ne laissait aucun doute, fut installé dans un coin des urgences. Il était désigné à Juliet. Les ambumages firent un état de la situation : l’un des plus graves blessés, en première ligne. Il avait pris l’explosion de plein fouet mais s’il ne réagissait pas, ses fonctions vitales tenaient bon. Ils imputaient cela à la magie mais il suffisait de reconnaître le visage du sorcier pour deviner que ce qui le maintenait en vie n’avait rien de magique : seule sa force de caractère y pouvait quelque chose. Pourtant, ce n’était pas ainsi qu’Octave Muller avait imaginé son plan machiavélique…

- Blackthorn, bouge toi !

Ce n'était pas la voix d' @Elio mais ça aurait pu car il avait transplané à côté d'elle tandis que les ambumages arrivaient en nombre. Elle s’était attaché les cheveux en courant pour rejoindre la grande salle où s’amoncelaient les corps. Ce n’était pas cette vision cauchemardesque pourtant qui avait pétrifié la Blackthorn, mais le visage de son patient. Même affreusement brûlé, elle aurait reconnu son bureau entre mille.

- Trauma 1, Blackthorn. Je te rejoins dès que possible, fais ce que tu peux.

Si la première invective ne l’avait pas sortie de sa torpeur, la seconde eut le mérite de la faire bouger. Invoquant la manumagie, elle déplace le brancard sur lequel repose Octave dans la salle destinée à la traumatologie. Là où elle aurait sauté sur l’occasion de soigner son patient, elle se surprend à poser les mains sur l’arête de son nez et d’inspirer profondément avant de se mettre à parler à elle-même.

- Il est inconscient, Juliet, il ne peut pas te faire de mal.

Et se rendant compte que ce n’était pas que la peur qui lui nouait le ventre, elle ajoute à voix haute, comme pour se convaincre.

- C’est un patient, Juliet. Tu ne peux pas le laisser mourir même si ce n’est pas l’envie qui manque.

Rassemblant la force de ses convictions, la jeune femme illumine ses mains et les passes sur l’ensemble du corps du Muller, à la recherche d’une hémorragie comme le voulait le protocole qu’elle avait l’intention de suivre à la lettre si bien qu’elle se répétait et se répétait les étapes comme un mantra. La lumière émise par ses paumes passa sur le visage du Muller.

Il fronça les sourcils et peu à peu, son corps se mit à se contracter sous la douleur. Il reprit conscience en quelques secondes et lorsqu’il ouvrit les paupières, ses iris hurlaient la souffrance que sa bouche refusait d’émettre, par fierté. Ses yeux sombres captèrent très vite ceux de la Blackthorn. Son torse se tendit, il serra la mâchoire puis, sans la quitter du regard, il eut pour elle un mauvais rictus. Quelle drôle de situation, n’est-ce pas ? Il n’avait, de base, pas l’intention de témoigner la moindre faiblesse et cette volonté se renforça par la présence de la blondinette.

- Tu… prends ton pied… n’est-ce pas ?

Oh oui, il avait mal. Sa peau lui donnait l’impression de vouloir se détacher du reste de son corps. Et pourtant, tout ce à quoi il songeait reposait devant ses yeux. Voilà un test captivant auquel il apportait grand intérêt : Juliet était-elle prête à le laisser périr par haine envers lui ? Se prouvera-t-elle aussi monstrueuse qu’Octave lui-même ?

- Tais toi.

Le réveil du Muller l’a terrorisé. Si pendant une seconde leurs regards se sont croisés, elle a rapidement baissé les yeux. Voir son reflet dans les pupilles dilatées par la souffrance n’a rien d’une partie de plaisir pour la Blackthorn qui s’échine à chercher s' il y a un risque d'hémorragie interne. La vérité, c’est qu’elle aurait dû cesser son intervention pour soulager les douleurs d’Octave… Elle met cela sur le compte de la peur de rater quelque-chose, mais elle ne saurait être certaine de ne pas vouloir le voir souffrir. Ou mourir.

- Tu peux me laisser mourir, tu sais. T’en meurs d’envie, ça se voit.

Il jouait de sa terreur. Et même si cette tactique lui faisait plus de mal que de bien, jouant sur les soins prodigués par Juliet, il y trouvait une certaine satisfaction. Souffrir l’importait peu. Bien sûr, comme toute personne, il ressentait la douleur mais Octave était assez fêlé pour l’accueillir plutôt que de la chasser. Au fond, peut-être s’en délectait-il… N’était-ce pas elle, l’énergie le poussant à aller de l’avant ? Sauf que d’ordinaire, il usait plutôt de celle de ses victimes…

- Imagine le plaisir et la satisfaction que tu aurais. Ce bonheur intense d’avoir su me dépasser. Penses-y.

Ses dents lui faisaient mal à force de contracter la mâchoire. Il s’en moquait. Seules les expressions fugaces sur le visage de sa proie avaient de l’importance.

- Tais toi !

Qu’elle répète en criant, essayant d’ignorer les ignominies. Pourtant son esprit butte sur les phrase prononcées par l’ex-Grymm et elle a l’impression de ne plus être capable de réfléchir. Elle a écarté le risque hémorragique et maintenant ? Et maintenant ? Maintenant… De nouveau elle se pince l’arête du nez, essayant de reprendre ses esprits. Et sans trop savoir pourquoi exactement ce geste, la douce Blackthorn se tourne vers la porte qu’elle verrouille. Si le sortilège est informulé, le “clac” qui se fait entendre ne laisse aucun doute planer sur son geste. Elle a besoin de temps pour réfléchir et si elle voyait @Elio Cooper débarquer ou même @Cataleya Blackthorn , elle ne serait plus capable de rien. Ses mains tremblent, elle serre les poings. Rien de tout cela ne lui échappe. Et il jubilait alors que dans l'histoire, il était celui qui détenait la position vulnérable. Cela ne semblait pas l'inquiéter plus que cela, simple folie ou choc de l'explosion ?

- Tu as deviné depuis le temps, non ?

Lâcha-t-il soudainement. Octave ne prononça et ne prononcera jamais le mot, sachant qu'une simple pensine saurait le déclarer coupable et ruiner son futur. Mais il voulait voir la réalisation dans ses yeux.

- Ne fais pas l'idiote.

Elle ne saurait pas dire exactement ce qui déclenche en elle cet élan. Mais, oubliant toute déontologie, la Blackthorn écrase ses mains sur la peau brûlée du visage d’Octave.

- Legilimens !

Le sortilège, lancé avec fureur, revulse ses yeux vers l'arrière. Avec force et violence, elle pénètre l’esprit du Muller, ignorant sa douleur. Elle avait besoin de savoir et les souvenirs la heurtent si violemment qu’elle aurait pu tomber. Elle se doutait. Maintenant elle sait et la colère gronde si sourdement dans son cœur qu’elle ne saurait même pas entendre les cris d’Octave. Il ne parvient pas à retirer ses mains de sa tête, trop faible et blessé pour étendre le bras dans sa direction. Il lutte pour la sortir de là car s’il est un Legilimens aguerri, il est hors de question qu’il offre à quelqu’un d’autre le loisir d’user de ce pouvoir sur lui. Puis, il comprend que ça ne sert à rien de lutter. Alors il se concentre sur un seul souvenir, qu’il met en avant et intensifie, rend clair et net dans son esprit. Chaque mouvement, chaque pensée, chaque prise de décision apparaît à Juliet. Elle peut s’en abreuver. Cela alimentera sa haine et laissera le doux et docile petit rayon de soleil de l’autre côté de la rive. Quand elle s’écarte enfin, il grogne, tout de même furieux de s’être fait violer de la sorte, puis ricane de plus en plus fort.

- Meilleure décision de ma vie. Sans regret.

Il lui importe peu d’enfoncer le clou et de rendre sa position plus vulnérable encore. Maintenant, elle sait…  Elle sait et la nausée semble se faire le messager de la douleur. Elle lui aurait presque vomi dessus en retirant ses mains désormais ensanglantées du visage du Muller, si elle n’avait pas solidement verrouillé son estomac. Ses iris sont de nouveau visibles et son regard est aussi noire que son visage n’est blême.

- Tu es une ordure…

Elle prend sur elle pour ne pas poser sa main sur son ventre vide en reculant jusqu’à se retrouver dos à la porte qu’elle a verrouillée plus tôt.

- Tellement lamentable que tu t’es senti vulnérable face à un enfant à naître. Qui n’était peut-être même pas le tien.
- Je suis partisan de la prévention. Tu admettras qu’il était plus moral de s’en débarrasser à ce moment-là plutôt qu’une fois né, non ? Et vu l’autre concurrent, ça n’aurait pas été de bons gènes…

Il ne cache pas son dégoût car après avoir découvert qui était l’autre potentiel père, sa décision s’est renforcée. Un enfant sang-mêlé de moins sur cette Terre est préférable et comme dit plus tôt, il n’a aucun regret. Elle ne parviendra pas à lui en distiller dans le cœur. Il a toujours foi en sa décision.

- Je t’ai fait économiser une petite fortune, aies plus de gratitude Blackthorn. Te pensais-tu vraiment prête à être mère célibataire ? À faire face au déshonneur que cela aurait engendré sur ta famille ? Maintenant, si tu ne veux pas faire ton travail, envoie-moi quelqu’un de plus compétent.

Les mots sont comme des projectiles qui heurtent la Blackthorn jusqu’à ce qu’elle finissent par ériger un rempart entre son âme et le Muller. C’était le seul choix qui s’imposait à elle sinon s’effondrer et ne jamais se relever. Sauf que Juliet avait déjà trop souffert. Trop pleuré. Dans son oreiller. Sur bien des épaules. @Elio avait raison quand il disait que cette douleur devait cesser. Elle devait cesser maintenant, cette page devait se tourner.

- Je suis la seule médicomage que tu auras, contente toi en.

Le ton est neutre si bien qu’on pourrait presque ne pas reconnaître sa voix.

- Le destin saura bien te donner ce que tu mérites.

Ajoute-t-elle, en se rapprochant du meurtrier. Elle attire à elle un tabouret qui était à l’autre bout de la pièce et s’assoit dessus. Illuminant ses mains, elle commence la détersion des tissus brûlés. Elle aurait pu lancer un sortilège anesthésiant, mais il n’en est rien. Et elle ignore bien volontiers la douleur du brûlé, regrettant qu’il ne soit pas mort dans cette explosion.

- Il a déjà commencé, tu vois.

La douleur n’est rien face à son exaltation de la voir travailler sans considération pour la peine de son patient. Elle est là où il veut qu’elle soit, en équilibre sur la fine ligne séparant le mal du bien, cette zone grise où on ne sait plus trop qui on est, si on a le mérite d’être aimé. Octave ne se soucie que peu de ses rapports avec les autres mais dans le cas de Juliet, il est presque fier de l’avoir changée à ce point. Son comportement de petite fille intouchable il n’y a pas si longtemps que cela le débectait. Maintenant, elle a souffert, elle a vécu, elle ne peut plus regarder la vie de la même façon. Il n’attend pas de remerciement, même s’il pense les mériter. Garder des yeux enfantins et innocents ne rendra pas son avenir plus radieux ou sa conversation plus intéressante.

- Tu sais ce que je pourrais faire ?

Juliet marque une pause, contemplant presque le visage aussi défiguré par les brûlures que par la douleur de ses manipulations.

- Je pourrais m’arrêter là, tu vois.

Et pour illustrer ses propos, elle cesse. La douleur du Muller diminue.

- Je pourrais te laisser comme ça et attendre que ta peau ne nécrose, qu’elle infecte l’ensemble des tissus jusqu’au sang. Et puis ton propre sang, si précieux soit-il, irait infecter tout le reste de ton corps. Un à un, tes organes lâcheraient. En plus ça va assez vite… Quelques minutes. Quelques heures peut-être, si tu es résistant.  Je pourrais rester là et attendre le point de non retour. Ne pas te laisser de chance, comme tu n’as pas laissé de chance à cet enfant.

Un nouveau sourire passe sur les lèvres du Muller. Il aurait aimé, dans ses jeunes années, que ce genre de menace ait un impact sur lui mais à force, il s’est fait une raison. La part d’humanité en lui est trop faible même pour assurer sa propre survie et il se moque de la douleur. Sûrement à tort. Mais ça, il n’a pas la conscience pour le comprendre. Alors, il préfère lui rire au nez.

- Mais fais donc, chère Juliet. Suis ma trace, prends ton destin en main. Décide enfin d’être la personne que tu es réellement. Pas cette poupée de chiffon dont tout le monde peut disposer à sa guise - moi le premier - mais une personne actrice de sa destinée, écrasant les autres sur son passage s’il le faut. En fait, je te mets au défi de me laisser à mon sort.

Elle doit sûrement se douter que le faire serait le déclarer vainqueur de cette rencontre. Et en même temps, elle perdrait à ne pas le faire non plus. Quoiqu’il se passe, Octave se considérera gagnant parce qu’il est ainsi. À ses yeux, il ne perd jamais et même la Mort elle-même ne saurait le détourner de cette vision.

Elle ne saurait prétendre qu’elle n’a pas hésité. Son regard semble se perdre dans le vide tandis qu’elle pèse le pour et le contre. La vengeance saurait-elle rendre justice à son bébé ? Saurait-elle vivre avec un énième décès sur la conscience ? Il ne compromettrait jamais plus personne… Personne n’en saurait rien. Il lui suffisait juste de se lever, de quitter la pièce, de fermer la porte et de ne plus jamais revenir. Les prunelles azurées se posent finalement sur le visage décharné et sanguinolent avant de se remettre silencieusement et soigneusement au travail.

- Ce fut un plaisir, Blackthorn.

L’apostrophe-t-il après qu’elle ait terminé ses “soins”, le même sourire démoniaque et insupportable aux lèvres, dénué de tout remord.

Le verdict était tombé. Tel un couperet. Coupant le souffle à la blonde qui était presque invisible au fond à droite de la salle d’audience. On l’avait prévenue,on lui avait dit de s’attendre au pire mais visiblement ça n’avait pas suffit car elle peine à réprimer les larmes qui affluent vers son regard azuré, tandis qu’au loin Jolan digérait l’information comme il pouvait. La main de James vient attraper celle de Juliet qui la serre désespérément. Au terme d’une enquête ridicule de moins d’un mois, d’un procès expédié en deux heures, Jolan venait d’être condamné à 20 ans de réclusion criminelle.

Elle avait été l’une des premières à sortir. Et voir Elizabeth dans le couloir n’avait fait qu’ajouter à l’amertume. Bien sûr, elle avait refusé de représenter Jolan. Question d’image. Mais ce qui écœurait Juliet au plus haut point, c’est qu’elle savait bien ce que pensait sa sœur. Que ce n’était que justice. Elle comme Cataleya lui donnaient envie de vomir. Tout lui donnait envie de vomir.

Et si elle avait voulu contourner son aînée, celle-ci ne la laissa pas s’esquiver gracieusement. Puisqu’ayant largement anticipé la sentence et la souffrance de la cadette Blackthorn, Elizabeth avait obtenu l’impossible. Une heure seule à seule auprès de Jolan, dans une des salles d’interrogatoire qu’utilisaient les juges d’instruction et les procureurs. C’est donc le coeur au bord des lèvres que la Blackthorn pousse la porte. Menotté à la table, l’argent semble brûler les poignets du lycan qui relève la tête.

Il levait la tête, le lycan, vers celle-là même qu’il aurait peut-être espérer ne pas revoir. Non pas parce qu’elle l’indifferait, loin de là même, mais bien parce qu’il savait que la suite n’en serait que plus dure, douloureuse. Il le savait, même après les vingt années, il y avait peu de chance qu’il recouvre un semblant de liberté. Alors, il aurait peut être préféré qu'elle garde une autre image de lui que celle du prisonnier qui était maintenant assis là, en face d’elle.

- Chaton… je te demande pardon…

Pardon de ne pas avoir su la protéger, les protéger. Pardon pour le temps perdu. Pardon peut-être même pour l’avoir séduite. Pardon pour l’avoir aimer. Il n’aurait jamais dû, pas même ce soir là, au bord de la piscine, alors qu’il était en couple avec Grâce. S’il n’avait pas agi ainsi, en serait-il là aujourd'hui ?

- Je… J’ai vraiment essayé.

La potion. Celle de James, qui était sur le point d’aboutir, c'était une certitude. Et d'être un réel amant, fidèle et sincère. De remonter la pente. De changer finalement, et ça juste pour elle. Pour être avec elle, pour l’enlacer dans ses bras, pour lui faire connaître le bonheur.

- Je sais.

Elle était restée longtemps silencieuse, ne sachant quoi répondre. Si Cataleya et ses sbires avaient su distiller le doute en elle, le simulacre de procès avait au moins eu le mérite de mettre en lumière la chronologie. Il n’avait pas menti. Il avait essayé. Laissant tomber par terre la cape qu’elle tenait à la main, la douce Blackthorn contourna la table et tomba à genoux près de Jolan, entourant de ses bras sa taille, comme elle pouvait, malgré les contentions. Le cœur au bord des lèvres, elle s’interdisait de pleurer. Se répétant encore et encore que d’énièmes larmes ne serviraient à rien.

- C’est tellement injuste…

Elle geint, la voix à moitiée étouffée par le tissu de son pantalon. Tous ces efforts. Tous ces changements… Elle savait bien qu’il n’avait pas été un enfant de coeur, elle en était consciente, et peut-être pouvait-elle accepter qu’il puisse être puni pour ces faits passés. Mais la prescription n’avait pas encore fait son œuvre et il payait le prix fort pour ces erreurs du passé. Trop fort. Trop pour le Jolan qu’il était devenu.

Il aimerait refermer ses bras, le sorcier. Mais c’est impossible. Pourtant il tente, alors que les chaînes lui brûlent les poignets. Il voudrait tant être capable, en un seul geste, de lui rendre ce sourire qui une fois de plus semble s'être fane sur le visage de la belle et douce summerbee.

- Toute ma vie l’a été.

Injuste. Il avait été adopté a la mort de sa mère, rejeté par un père absent, mordu par un loup enragé un soir de pleine lune et avait dû vivre avec ce poids depuis. Était-ce un soulagement au fond que cette condamnation ? En réalité non. Parce que ce qui l’attendait, l’amerindien le redoutait. A Azkaban, la potion ne serait qu’un doux rêve. Chaque pleine lune deviendrait un cycle de souffrance, de transformations et il sentirait à chaque fois Akhela grandir, se renforcer…

- Mais j’ai eu de la chance. J’ai rencontré des gens biens, nos amis… et tu m’as aimé…

Elle allait lui dire qu’elle l’aimait. Là, maintenant, elle l’aimait. Ça n'avait pas changé depuis hier. Pas depuis un mois. Elle l’aimait toujours et elle n’avait pas l’impression que ça changerait un jour.

- Tu vas me promettre une chose, s’il te plaît…va de l’avant.

Comme il avait pu si souvent le faire, tandis qu’il mettait fin à une relation. Elle était forte, la fille face à lui actuellement. Assez pour surmonter les obstacles qui s'étaient présenté à eux depuis le premier jour.

- Quoi ?

Cette fois, elle l’avait interrompu. Et elle avait définitivement froncé les sourcils autant qu’elle pouvait. Elle n’avait plus envie de pleurer mais à cet instant, elle avait l’impression qu’une main invisible retournait ses entrailles. Elle devinait ce qu’il allait dire, mais elle n’a pas envie de l’entendre.

- Attends, non, tais toi. Ne dit rien.

Elle se redresse et se défait de cette étreinte étrange pour planter son regard azuré dans celui de l’amérindien. Plusieurs secondes s’écoulent tandis que Juliet réfléchit à ce qu’ils vont revenir pendant ces vingt prochaines années. Et elle se rend bien compte que c’est infiniment long, vingt ans. Qu’elle aura le double de son âge actuel quand Azkaban… quand il sortira… Le découragement essaye de s’insinuer en elle mais elle le repousse vaillamment.

- On pourra s’écrire. Et je viendrais te voir.

Pouvait elle seulement  faire ça ?  Il la regarda un instant, bref, avec l’envie de lui promettre que c’était possible, qu’il existait un moyen. Il aurait aimé même que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve, l’expression d’une de ses pires craintes au coeur d’un cauchemar mais non, c'était la réalité.

- Je…

Ça allait être compliqué cette fois de l’exprimer. Parce qu’elle savait son secret et que jusque là, quand il s'était ainsi mis de côté, c'était pour protéger son secret. Pourrait-il remettre ce masque ?

- Je refuse que tu connaisses ça.

Parce qu’il l’aimait réellement, il voulait la libérer. La libérer de lui, de la poisse qui semblait s'être définitivement emparé de sa vie et qu’elle puisse vivre la sienne pleinement. Il préférait ça, à lui laisser une image de lui, emprisonné et ressemblant chaque mois un peu plus à un mort vivant. Evidemment, elle fronce les sourcils.

- Ce n’est pas à toi de décider.

Affirmation dans la voix, pourtant dans ses iris azurés ont lisait une incertitude craintive. Il détestait lire ce que ce regard exprimait, tant il aimerait pouvoir faire autrement. Agir autrement. Que les choses se soient passées autrement. Si seulement il n’avait jamais croisé la route de ce loup jadis. Se rendaient-ils compte, les insolents qui l’avaient livrés à la justice en criant être des victimes que lui n’était pas différent ? Lui aussi s’était retrouvé piégé dans cette malédiction, sans avoir rien demandé. Il n’avait été que l’enfant déchiqueté, qu’on s’était enhardi à sauver de la mort. Il avait vécu cette vie en souffrant un nombre incalculable de fois.

Et aujourd’hui, il se résignait. Aujourd’hui, il en était convaincu, c’était la dernière fois qu’il voyait ce regard, qu’il la contemplait. Aujourd’hui, il devait la faire pleurer, faire qu’elle le rejette, s’effacer pour le bien commun.

- Ca n’a jamais été à moi de décider non. Qui suis-je après tout, pauvre bouffon à rêver pouvoir vivre une vie de chateau ? Qui suis-je, sinon un pauvre chien mouillé ?

Il laissa un instant s’écouler, avant d’ajouter :

- Va-t-en Juliet. Vas vivre ta vie. Et oublie-moi.
- Arrête de dire ça… s’il te plait…

Elle détestait ce ton sarcastique. Elle détestait le chemin que prenait cette conversation. Infiniment amoureuse, elle était capable de lui promettre un amour éternel. Elle était prête à attendre vingt années. Elle était prête à sacrifier un pan de sa vie dans l’espoir de vivre encore cette relation qui, bien qu’imparfaite, faisait battre son coeur et la rendait vivante.

- T’es mignonne mais t’es naïve, princess. T'es bien naïve. Allez, va-t-en. Pleure un peu, et passe à autre chose. Moi c'est ce que je ferais.

Juliet l'observe, interdite, alors qu'il hèle un auror qui passe non loin.

- Bon ? On y va ?