Est-ce que t'as vraiment envie de parler de ton enfance ? Non. Vraiment pas. Il y a deux ans, t'aurais probablement haussé les épaules et répondu à une question du genre "c'était comment chez toi quand t'étais petit ?" de façon succincte. T'aurais décrit factuellement votre mode de vie. Et tu serais passé à autre chose.
Aujourd'hui, t'as du mal à trier des sentiments sur le sujet.

T'es né dans le manoir Blackthorn, et t'as longtemps pensé que c'était comme ça que les choses devaient être. Vivre avec tes frères et soeurs et tes cousins, c'était ta norme, et aujourd'hui encore, c'est une partie de ta vie que tu n'as pas envie de renier une seconde. Ils sont ton ancre, quand bien même tu t'entends plus ou moins bien avec certains. Tu tiens à eux comme à la prunelle de tes yeux, et le lien soudé qui vous unit est plus fort que tout - tout au moins le crois-tu encore un peu. Mais à bien y regarder, tu ne peux pas dire que tout ce que vous avez vécu était parfaitement normal, quoi que t'aies longtemps été convaincu du contraire. Et rien que de penser une chose pareille te rend malade. On t'a trop bien formaté, et t'es partagé entre ces réalisations naissantes et la honte de seulement oser imaginer du mal de tes parents.

Quand t'étais petit, finalement, les choses étaient assez simples. L'autorité de tes parents et oncle et tante était suprême, vous vous deviez, tous, de filer droit et de suivre les règles. Et Cat et toi, à vrai dire, vous vous entendiez bien dans ces rôles. Vous avez longtemps fait la fierté de la famille, tu le sais bien. Vos résultats scolaires, vos attitudes, rentraient parfaitement dans le moule qu'ils avaient créé. Il faut dire, aussi, que si, tout petit enfant, tu avais parfois testé les limites, le goût t'en étais vite passé, à coup de sanctions pour le moins sévères - pour ne pas dire violentes. Tout ce qui ne correspondait pas à leurs attentes a vite était remisé au placard - ton goût pour le dessin, notamment, que tu n'as plus utilisé que sur les planches d'herboristerie par la suite - et tu t'es efforcé de répondre à chacune de leur demandes. T'as dû composer avec ta curiosité naturelle, bien mise à mal dans le carcan familial étriqué. Il faut croire que t'as un certain instinct de survie ou une certaine adaptabilité...

T'étais encore tout petit quand ton grand frère est rentré à Hogwarts, tu l'as toujours plus ou moins connu "au loin". Mais c'était une chose de ne le voir que pendant les vacances scolaires, c'en était une autre de le savoir à l'autre bout du monde. T'as rien dit, parce que tu n'avais aucun droit de dire quoi que ce soit de toute façon, mais son départ pour Uagadou t'as ébranlé. T'as réalisé que tes proches, ta génération, ne seraient pas toujours présents, et t'as eu toutes les peines du monde à l'encaisser. T'avais rien le droit d'en dire, cela dit, et il n'y a jamais vraiment eu de place pour tes sentiments. Alors t'as gardé ça pour toi. Seule Cat a pu entendre que Kaiden te manquait, parfois.
Ca a été pire encore lorsqu'il est revenu d'Afrique et s'est installé seul, t'avais secrètement espéré le retrouver, et t'as été déçu.

T'es devenu le parfait petit enfant d'aristocrate qu'il fallait, comme il fallait. Tu t'es conformé au rôle qu'on a façonné pour toi, et jusqu'à peu, tu pensais que ça te convenait. T'as même intégré leurs valeurs, et ça n'a rien eu d'étonnant que tu intègres la maison des verts lors de ton entrée à l'école de sorcellerie, vu ton ambition grandissante. T'étais pas le seul à garder cette idée de suprématie sorcière qu'on t'a martelée toute ton enfance, et ceux qui pensaient différemment... En vérité, tu t'en souciais peu. T'avais l'affection de tes frères et soeurs et cousins, l'approbation de l'ancienne génération,  la tendresse de ta mère, quelques rares fois, lorsque vous étiez seuls. Tu vivais dans l'opulence, t'avais les résultats scolaires qui permettraient d'assouvir tes ambitions - prendre la suite dans l'empire familial et devenir LA référence en botanique et ingrédients magiques - tu faisais des prouesses sur ton balai où tu semblais être plus épanoui que jamais. T'allais te marier avec Cataleya, plus tard, quand vous seriez en âge, et vous feriez la fierté de la famille. Qu'est-ce que tu aurais pu demander de plus, de mieux ?

T'avais seulement treize ans quand Baby s'est jetée par la fenêtre de sa tour. On vous a convoqué, les autres membres de ta fratrie et toi, et t'as su instantanément qu'il y avait quelque chose de grave. Quand on vous a annoncé la nouvelle, t'as serré les dents, parce qu'un homme, ça ne pleure pas. Ton visage est resté fermé, t'as hoché la tête sobrement, et tu n'as rien dit. Tu t'es efforcé d'être là pour les autres, mais au fond, t'en as été dévasté. Vous étiez les plus jeunes, Quarta, Baby, Sixtine et toi, très proches en âge, un an et demi séparant vos diverses naissances. Malgré tes idées, Baby était l'exception. Elle avait beau être cracmolle, enfermée dans cette tour que même toi, tu trouvais injuste, c'était ta cousine, et à ce titre, elle avait droit aux mêmes égards que les autres. Et puis t'as grandi avec elles toutes, et t'imaginais pas une seconde qu'il en soit jamais autrement. T'as eu l'impression qu'on t'avait arraché un bout de coeur, et qu'il y manquerait quelque chose à jamais.

T'as fini ta scolarité avec brio, on n'en attendait pas moins de toi. T'excellais particulièrement en botanique et en potions. T'as intégré l'équipe de Quidditch assez tôt, aussi, que tu t'efforçais d'amener à la victoire. Chaque défaite était un échec personnel que t'encaissais difficilement, d'ailleurs. Et comme à chaque fois que quelque chose te touche, tu te murais dans le silence. Pour tout un chacun, t'étais ce type hautain qui ne parle pas à grand monde, qui regarde tout le monde de haut, qui n'éprouve aucun sentiment. Un Blackthorn, un vrai, avec tout ce que ça pouvait avoir de péjoratif dans la bouche de bon nombre de tes camarades. T'avais l'air de t'en fiche éperdument, tant que tu parvenais à tes objectifs. T'étais manifestement pas là pour te faire des amis - à vrai dire, t'as aucune idée de comment on fait ça - tes amis, c'était ta famille. Même au sein de l'équipe de Quidditch, t'étais un peu à part, mais ça t'était égal. Surtout que tous n'étaient pas forcément de sang-pur.

T'as obtenu tes BUSEs puis tes ASPICs avec les honneurs, et t'as naturellement intégré Hungcalf pour poursuivre ton apprentissage en matière de botanique. T'as rejoint les rangs de l'équipe de Quidditch des Grymm, sous l'aile d'@Esther Alvares dont t'admires clairement les prouesses et la ténacité. Mais t'as toujours eu du mal à comprendre son affection évidente pour le poursuiveur sang-mêlé. Enfin... T'avais du mal à comprendre jusqu'à peu, et tu as du mal à faire la part des choses encore aujourd'hui... T'es resté l'électron libre de l'équipe, celui qui ne se lie pas vraiment avec les autres, mais se montre efficace. Comme toujours, quand t'es dans les airs, t'es dans ta bulle, comme si ton esprit filtrait tout ce qui se déroulait à l'extérieur et ne pouvait pas te servir à attraper le vif d'or. Ca ne vous a pas empêché d'essuyer des défaites, et ne pas parvenir à gagner les tournois universitaires te reste toujours en travers de la gorge. Vous méritiez mieux, t'en es persuadé.

T'as vu ta petite soeur essuyer les drames, encore et encore, inquiet de voir sa lumière s'éteindre. @Juliet Blackthorn a toujours été le rayon de soleil de votre famille, et sous tes airs distants, t'as toujours envié ça. Tu l'as vue dévastée à l'annonce d'un nouveau deuil quand son amie a été enterrée. Tu l'as vue souffrir de la tentative de suicide de Kiran. Mais comme toujours, toi, tu n'as rien dit. Tu t'es muré dans ton éternel silence.
Au fond, t'arrivais pas à encaisser que l'un de vous cherche à partir. Kaiden était déjà loin physiquement, vous aviez déjà perdu Baby, ça n'était pas suffisant ? T'en as voulu à ton cousin, même si tu n'en as rien laissé paraître. Il n'avait pas le droit de vous abandonner, lui aussi.

L'année suivante a encore été particulièrement mouvementée, à croire que vous n'auriez jamais de répit. Au moins le mariage d'Eliott et la fille Daalgard, pour le moins précipité au demeurant, a-t-il été un moment heureux, te laissant entrevoir ce qui, peut-être prochainement, pourrait t'attendre avec Cataleya. T'as assisté à leur union en pensant sans toutefois l'avouer à voix haute que ce serait probablement bientôt votre tour, et tu ne peux pas nier qu'imaginer ta cousine aussi radieuse que l'était Lys, ça ne te laissait clairement pas indifférent. Et puis ton grand frère avait pris le poste d'assistant aux Soins aux Créatures Magiques, et si tu n'en montrais pas grand chose - tu ne montres jamais grand chose - t'en étais ravi. T'y voyais une occasion d'enfin te rapprocher de lui. La matière faisait partie de ton cursus, et t'étais clairement volontaire pour t'améliorer davantage, et en sa compagnie, c'était clairement tout bénéf' ! Mais il n'est pas resté...

Et c'était sans compter sur cette séance de spiritisme à laquelle tu t'es plié en traînant clairement des pieds. T'avais aucune envie de remuer le couteau dans une plaie qui n'était pas aussi refermée que tu voulais bien le laisser entendre, et l'apparition du fantôme de Baby parmi vous t'a particulièrement ébranlé. T'as gardé le silence tout du long ensuite, plus fermé que jamais. Ca remettait tellement de choses en cause, il fallait que tu en aies le coeur net. Dès lors, Cat et toi n'avez eu de cesse de creuser le sujet, vous attirant les foudres de l'ancienne génération. T'as senti le vent tourner, mais c'était trop tard : ta rentrée à Hungcalf a été annulée, sous le prétexte de ta quatrième année peu glorieuse comparée aux précédentes, tu partirais au Moyen-Orient parfaire tes compétences en vol et étudier les ingrédients rares de cette zone pour le compte de la société familiale. Une excuse pour t'isoler de ta cousine, et t'envoyer loin des questions autour de la mort de Baby. De quoi alimenter encore plus tes interrogations.
Et tes frustrations.

T'as très mal vécu ton isolement forcé. Les premières semaines, les premiers mois, t'as été plus froid que jamais, muré dans un silence et une impassibilité témoignant de ton mal-être - pour qui te connaissait suffisamment, mais là-bas, personne n'était dans ce cas. T'avais promis à ta cadette de lui écrire, et tu t'y es tenu, mais tu n'avais pas grand chose à raconter. Tu lui assurais que tu allais bien, et sans trop mentir, tu évoquais les spécimens de la région que tu pouvais étudier à loisir, ainsi que les heures que tu passais sur ton balai, profitant de l'héritage ancestral égyptien pour parfaire tes aptitudes dans l'un ou l'autre de ces domaines. Mais c'était la partie émergée de l'iceberg. Intérieurement, t'étais au bord de l'implosion. Tu refusais simplement de faire peser sur les frêles épaules de ta petite soeur le poids de ton mal. Vous avez toujours tous eu tendance à tenter de la protéger, au fond.

Puis il y a eu ce soir de décembre. Ca faisait dix ans, jour pour jour, qu'Eleanor avait rejoint le monde des esprits. Evidemment, tu ne pouvais pas aller bien, surtout pas ce soir-là.

Son visage, ça n'était pas la première fois que tu l'apercevais dans une de ces galeries d'art qui parsèment le Caire. Ce à quoi tu ne t'étais pas vraiment attendu, c'était que ce soir-là, il soit la star du moment. Vos regards se sont croisés, de loin, comme d'autres fois précédemment, mais t'as bien vite reporté ton attention sur la sculpture à ta gauche. Tu t'es aussitôt souvenu de ce qu'il avait évoqué, la première fois, sur une autre oeuvre plastique, t'as revu ses mains mimant la création dans les airs. Et tu parvenais pas à comprendre pourquoi ça t'avait marqué. Ou plutôt, tu refusais de le faire.

T'as fait le tour de la galerie mille fois, sans parvenir à te décider à repartir. Oh... Tu l'as bien vue, cette immense toile posée sur un pan de mur et l'écriteau invitant tout le monde à y laisser son empreinte. Tu l'as même soigneusement évitée tout du long. Mais il commençait à se faire tard, et tu ne pouvais plus vraiment passer inaperçu, n'est-ce pas ? Comme si tu avais jamais pu le faire, avec ta grande taille, ta tignasse blonde, ta peau et tes yeux clairs ! T'es resté figé quand il a tendu ce pinceau face à toi, son sourire énigmatique sur le visage. T'as songé à refuser et à tourner les talons, et pourtant l'instant d'après, t'avais l'outil en main, face à l'immense toile. Mais laisser libre court à ton imagination, il y a bien longtemps que ça n'était plus permis, et t'es resté immobile un moment. Peindre ce que te dictait ton coeur... T'as senti les larmes obscurcir ta vision quand t'as réalisé presque malgré toi que tu représentais son violon enserré dans les ronces. T'as voulu fuir, mais il t'a suivi. Tu l'as entendu te dire que t'avais du talent comme dans un brouillard opaque, et tu sais pas comment t'as fini chez lui.
Tu sais juste que t'as pleuré toute la nuit.
Les vannes que t'avais si longtemps maintenues fermées se sont déverrouillées, et il n'y avait plus moyen de rien arrêter. Tu t'es endormi d'épuisement contre lui qui te berçait comme pour te rassurer, alors qu'il ne pouvait rien comprendre ni savoir, et que tu ne pouvais rien lui expliquer. Quand tu t'es réveillé, transi de honte, ta première volonté a été de vouloir fuir, à défaut de pouvoir nier. Mais ton regard a accroché le sien, et t'es resté. Tu l'as regardé peindre et sculpter, le visage fermé, t'invectivant pour n'être pas déjà à des kilomètres d'ici tout en admirant son travail - et te détestant de penser ainsi à la fois.

Combien de soirées as-tu passées ainsi, sans rien dire, à simplement le regarder faire ? Tu ne les as pas comptées, tout ce que tu savais, c'est qu'à ce moment-là, t'en ressentais le besoin. Et quand il a remis des pinceaux dans tes mains, t'as pas vraiment pu te voiler la face éternellement. T'étais là parce que tu te sentais bien auprès de lui, et que ce que vous partagiez avec la peinture, n'était qu'une partie de ce qui vous liait. Il t'a fallu des semaines pour l'accepter, mais t'as fini par le toucher. Et t'as plus pu t'arrêter. Merlin que tu t'en voulais tout autant que tu le désirais ! T'avais le sentiment d'être l'être le plus abject que la terre ait porté, souillant la pureté de votre sang, déshonorant la famille, pire, trahissant ta si chère cousine. T'as encore la culpabilité qui te colle à la peau, pourtant, pendant les mois que tu as passés auprès de lui, tu t'es senti plus vivant que jamais. Il t'a initié à nombre de techniques plastiques, et comme jusque-là sur ton balai, quand tu créais auprès de lui, t'étais dans ta bulle.

Ca ne pouvait évidemment pas durer.
T'as reçu cette lettre t'informant de ton retour. Quand t'as vu le sceau Blackthorn, ton sang s'est glacé. Est-ce que vos parents ont su ? Est-ce pour ça qu'ils te somment de rentrer ? Tu as retourné la situation dans tous les sens, avant d'arriver à la conclusion que non, ils n'avaient probablement pas eu vent de votre relation. Il ne serait certainement plus en vie, si ça avait été le cas. T'as ouvert la lettre, la parcourant sobrement, le visage impassible malgré la tempête dans ton coeur. Pas une demande, non, un ordre, bien évidemment. Tout était orchestré, préparé, même ton retour à Hungcalf, pour lequel il ne te restait plus qu'à signer le registre pour retrouver ta maison - une formalité, n'est-ce pas ? Seules quelques heures te séparaient du moment où tu allais devoir te rendre au portoloin qui te ramènerait à Edimbourg. En partie soulagé à l'idée que la vie de ton amant n'était probablement pas en danger - sinon elle aurait déjà été abrégée - t'as fait des adieux éclairs, sans plus d'explication que tu n'as jamais pu lui en donner. T'as bien vu dans son regard que tes secrets lui pesaient, mais tu ne pouvais tout simplement pas lui expliquer ta magie, ton monde, et la terreur dans laquelle t'avais grandi.

Il t'a regardé partir, et tu t'es refermé comme jamais. Quand t'as saisi le portoloin, t'as eu l'impression de te perdre à nouveau, et le seul réconfort que tu pensais trouver, c'était dans le fait que t'allais enfin revoir ta promise, ta moitié d'âme, et malgré ta trahison, cette simple idée pansait quelque peu tes plaies.
T'étais loin d'imaginer l'état dans lequel t'allais la revoir, accentuant un peu plus encore ce sentiment poisseux de culpabilité dont tu ne parviens plus à te séparer.