Elle se donnait du mal, Laelia, pour sa boutique et malgré le succès, elle ne perdait ni sa fougue, ni son ambition, bien décidée à étendre l’empire Lilium. De ce fait, le lancement et la popularité de sa marque ne suffisaient pas à apaiser les ardeurs de la fleur de Lys. Crevée, dopée par le travail, elle avait reprit ses mauvaises habitudes : celles de négliger son sommeil ainsi que sa santé physique pour confectionner de nouvelles pièces. Les prunelles marquées de vaisseaux sanguins éclatés, le blanc empreint d’une teinte carmin, des cernes camouflés par le meilleur des anti-cernes, elle allait mal, Laelia. Et même si sa virée sauvage en compagnie de Mirko lui avait fait du bien fou, ses chimères revenaient. Nuits courtes, si ce n’étaient inexistantes, la Texane conservait ce sourire irradiant de bonheur et ses prunelles étincelantes de passion pour son domaine. Parce que la fleur empoisonnée avait des étoiles dans les yeux, un éclat qui ne s’éteignait jamais, enivrée par la confection et les divers tissus glissant sous ses doigts meurtris jusqu’au sang. Parfois, des notes cramoisies venaient orner la dentelle ou la soie bien qu’avec un geste agile de poignet, mêlé à la raffinerie de son artéfact, la tache s’envolait, comme si elle n’avait jamais existé. Enfin, ce fut le tintement de la cloche d’entrée qui la tirait hors de son ouvrage, le palpitant nerveux, surprise qui l’avait fait tressaillir sur sa chaise. Elle se munissait d’une risette, Laelia, se hissait sur ses talons pour se lever et faire entendre le claquement autoritaire de ses talons aiguilles. Air sérieux, mirettes sévères, l’orchidée désignait le fauteuil de velours proche afin que Ymkje vienne s’y installer. « Je vais t’apprendre les bases de la couture. En tant que stagiaire, tu dois avoir un niveau convenable pour oser te tenir ici. » Fière de s’ériger en rôle de maîtresse ou d’enseignante pète-sec, elle lui faisait un descriptif complet de l’utilisation de la machine en confectionnant quelques pièces simplistes, pour illustrer la manière d’assembler les tissus. « Alors, si tu déchires un tissu ou brise ma machine, je te casse les dents. » Et elle était sérieuse, la tornade, prête à dégainer les poings en cas de désagrément, qu’importe l’amitié entre les deux femmes, que tout opposait.

Tentant la sympathie et la courtoisie (c’est ce qu’elle aimait faire croire, Laelia), elle avait pris cette petite tête brune sous son aile, sous ses jupons serait le terme adéquat. Touchée secrètement par cette innocence et cette énergie, parfois épuisante, Ymkje était une sorte de bouffée d’air frais pour cette fleur empoisonnée. Stagiaire attentive qu’incarnait la blondinette, la créatrice se sentait soulagée face à cette présente, poupée l’aidant avec les chiffres, la promotion, en complément de l’aide intensive d’Agneas. Elle se laissait facilement submerger, la Texane, obnubilée par sa marque, jusqu’à reprendre son mode de vie bancale. Un peu de compagnie ne lui faisait pas de mal même si la brune se montrait toujours aussi imperméable, très peu encline aux sentiments et diverses émotions. Le matériel préparé, Laelia avait tout ordonné, petit défaut qui consistait à n’avoir aucun bazar dans le commerce, mais cela n’allait pas durer avec la mini tornade pénétrant dans l’enceinte, le sourire candide aux lèvres et la maladresse camouflée dans les doigts. « Si tu pouvais éviter de remuer et de te dandiner de la sorte… » C’était presque des gouttes de sueur qui coulaient sur ses tempes, de peur que l’étudiante ne casse quelque chose. « En couture, c’est inutile d’avoir tous les instruments, tant que tu as les bons. Mes préférés sont ces ciseaux pour découper, des ciseaux à broder pour la précision, puisqu’ils sont plus fins et aiguisés. Des aiguilles à coudre et des épingles à tête plate, ainsi que de bons fils résistants, tout comme le tissu. » Évidemment, la belle disposait d’une quantité astronomique de matériaux : des étendoirs remplis de tissus, de ressources toutes différentes dans l’atelier de Laelia. Une mallette entière réservée à ses essentiels, elle lui expliquait les différentes parties de la machine à coudre, plus précisément la cannette et l’aiguille, la partie délicate. « On va commencer par l’enfilage de la machine à coudre… » Une bobine blanche installée dans la machine, elle s’était levée pour lui montrer précisément chaque endroit, dont le fil passant dans les différents crochets pour débuter. « Tu vas le passer ensuite dans le chas.. Le trou de l’aiguille. » Qu’elle indiquait du bout de son index, tentant de mettre de côté le lexique, le visage toujours fermé et aucune expression visant à égayer son faciès lugubre.

La couture était un sujet sérieux chez elle, pas un sujet sur lequel l’on pouvait plaisanter. Concentrée, cette mimique particulière au visage, ces fameux sourcils légèrement froncés et ses quenottes qui mordillaient parfois l’intérieur de sa lippe inférieure charnue. Alors, elle maniait avec attention son matériel, ce kit généreux étalé sur la table, sans que rien ne soit emmêlé. Exercice délicat pour les débutants si la précision était moindre, Laelia illustrait le geste d’une simplicité sans pareilles, mouvement aisé lorsque celui-ci était notre quotidien. Puis, une fois l’application, Ymkje se levait, habituée à ce que la jeunesse ne tienne pas en place tandis que la croupe de Laelia fusionnait avec les sièges, elle ne soulignait guère ce détail. Sans parler davantage, la Texane continuait son travail en perfectionnant les détails de la machine, les tissus à assembler et ce bruit usuel de son bijou, jusqu’à ce que des propos tranchants viennent lui perforer le palpitant. Sous le choc, perturbée, la Trejo se figeait, le regard voilé et cette hésitation dans le corps, l’échine raidie par de simples propos. Sasha. La tête bousculée, l’esprit perturbé par tant de souvenirs forts, elle avait envie d’en pleurer Laelia, brisée par cette séparation, la seconde au compteur après tant de moments ensemble, cette souffrance silencieuse. Lui qui avait parcouru ses souvenirs, lui qui… Moment de flottement jusqu’au recul strident du siège, la détonation scandaleuse de ses talons aiguilles et cet air glacial, impérial au visage, royale qu’elle était, déstabilisante. L’on pourrait croire que de la violence découlerait de son attitude, mais il n’en était rien, sa main qui venait se poser, tendre, sur l’épaule d’Ymkje. Blondinette troublée, semblant de traumatisme, Laelia caressait sa joue, l’invitant à s’asseoir. Était-ce un flash ? Une vision ? Elle l’ignorait, la créatrice, mais elle avait besoin de se poser, l’énergique, tandis que la fleur s’accroupissait devant elle. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’as-tu vu ? » Il y avait presque du désespoir dans ses mirettes céruléennes, l’océan sur le point de déborder et les caresses sur sa chevelure affectueuse.