J'avais fini par trouver ma place, au sein du ballet. Je ne pouvais pas dire que j'avais des amis, mais j'étais devenue une danseuse régulière et non plus juste une remplaçante. Je savais que c'était dû en grande partie au danseur étoile de la troupe qui m'appréciait tout particulièrement, sensible qu'il était au charme de la semi-vélane. Malgré ma teinture brune. J'avais fini par comprendre que, si je voulais me faire une place, si je voulais gagner mes gallons en tant que petit rat, je n'avais pas le choix. Je devais jouer avec ça, même si cela ne me mettait pas à l'aise. Mais en tout cas, maintenant, j'étais sur scène tous les soirs. On pouvait le dire, je prenais mon pied lorsque je dansais. J'oubliais souvent où j'étais. Sans doute était-ce pour cela que, de passage à Londres pour la fin de l'année, j'avais envoyé une invitation avec accès aux backstages à Holly, et même une à Victor, même si nous ne nous étions pas parlé depuis qu'il était parti pour la France. Je lui en voulais encore, de ne pas m'avoir prévenue, surtout. Mais il était parti pour vivre son rêve, j'avais fait de même. Ne pouvais-je le comprendre et lui pardonner, un jour? Pour autant, je ne savais pas s'il le prendrait comme moi, comme une main tendue vers une réconciliation entre nous. Viendrait-il seulement? Je le verrais à la fin de la représentation. Allez Grace... Le moment de monter sur scène arrive... De fait, l'heure de la représentation était venue. Je montai sur scène et dansai, comme si c'était le dernier jour de ma vie, comme si plus jamais je ne pourrais fouler ces planches. Je dansais, comme si ma vie en dépendait. Comme je le faisais chaque soir. Je mis toute mon âme dans mon interprétation, même si je n'avais qu'un rôle secondaire. A la fin de la représentation, après les applaudissements et le rappel, je revins dans les coulisses.

Il n'était pas venu. Je n'avais pas vu l'éclat dans la salle. Lorsque je dansais, j'étais dans mon monde. Je ne me rendais compte de rien de ce qu'il pouvait se passer dans le public. C'avait toujours été comme ça. Même dans la salle de danse à Hungcalf, ou au manoir. S'il n'y avait pas un grand bruit pour perturber la musique, je ne voyais que lorsque je m'arrêtais qu'il y avait quelqu'un. Une bulle que personne ne pouvait pénétrer. Même mes partenaires se contentaient de frôler ma bulle, mais parce que je savais qu'ils étaient là et que nous avions un interaction sur la scène, je mes rendais compte de leur présence. Et à dire vrai, les spots qui éclairaient la scène nous empêchaient de voir au-delà. On aurait très bien pu jouer devant une salle vide, on ne s'en serait rendu compte qu'au silence de mort après les saluts et le dernier tomber du rideau.

A l'issue de la représentation, j'étais donc retournée dans la loge que j'occupais avec deux autres danseuses. Holly m'avait rapidement rejointe seule grâce à son laisser-passer. J'avais, en vain, guetté derrière son épaule voir si Victor arrivait, sans oser lui poser la question. Mais elle avait compris, et simplement secoué la tête. J'étais triste. C'était comme si un gouffre s'ouvrait sous mes pieds pour m'attirer en son coeur et se refermer derrière moi. J'espérais tellement qu'il serait venu, qu'il aurait compris le message: qu'il me manquait et que je voulais retrouver notre proximité d'autrefois. Ma soeur finit par s'excuser et alla rejoindre celui qui l'avait accompagnée. Elle devait récupérer Faolan, de toute façon. Je hochai la tête, le coeur en miettes, attendant qu'elle soit partie pour laisser les larmes rouler sur mes joues. L'une de mes partenaires resta en arrière, alors qu'elles sortaient toutes, pour me demander si cela allait et qui était ce Victor dont je parlais si souvent sans qu'on ne le voit jamais. Pas même ce soir, alors que j'avais dit qu'il allait venir. "C'est mon frère. Il a dû avoir un empêchement de dernière minute" répondis-je en essuyant les larmes sur mes joues. "Ca fait longtemps que tu ne l'as pas vu?" "Parfois, j'ai l'impression que ça fait une éternité. Il me manque terriblement." "Tu viens te changer les idées avec nous?" "C'est gentil, mais je vais rentrer à l'hôtel." Elle acquiesça et me quitta, me laissant seule avoir moi-même.

Je restai encore de longues minutes, à ressasser mon chagrin. Etait-ce parce que je n'avais jamais accepté Meghan? M'en voulait-il encore pour ça? Ce n'était pas moi qui m'en étais toujours prise à elle, mais bien l'inverse. Je finis par secouer la tête. Ce qui était fait était fait. Mon frère ne voulait plus de moi, et il fallait que je tourne la page, malgré la brûlure dans mon coeur. Je quittai finalement l'enceinte du théâtre et fis quelques pas dehors avant que mon regard soit attiré par une silhouette sous un lampadaire. "Victor?" La pointe d'espoir dans ma voix n'était-elle audible que de moi? Je n'aurais su le dire. En tout cas, ce fut d'abord hésitante puis en courant que je m'approchai de lui jusqu'à passer mes bras autour de son cou en pleurant et en y nichant mon visage, incapable de prononcer un mot de plus.

Finalement, il était là. Mon frère. Bien caché, mais bien présent et je ne pouvais pas le lâcher, pleurant dans son cou, m'y accrochant comme s'il était une bouée de sauvetage. C'était plus fort que moi. Je ne voulais pas le lâcher. Je voulais oublier tout ce qui nous avait séparés pendant si longtemps. Il était parti, j'étais partie à mon tour, un point partout la balle au centre. C'était tout ce qu'il y avait à savoir. Le reste n'importait pas. Peut-être aussi parce que même si cela commençait à aller mieux avec la troupe, ce n'était pas ma famille. Je n'arrivais pas à les considérer comme tels. Ma soeur et mon frère - et mes frères, même, si je comptais Sky - étaient tout pour moi. "Tu t'es améliorée sur tes pas chassés, par rapport à Moscou." Je m'écartai légèrement, interloquée, comme en témoignait le hoquet de surprise qui m'échappa. "Tu... Es venu me voir à Moscou?" demandai-je. Seule de la surprise animait ma voix. Nul reproche n'était audible. A croire que j'avais vraiment tourné la page sur tout ce qui nous avait séparés. Que j'avais mûri. Et c'était le cas. Je n'avais pas eu le choix, loin de tout le monde et de ma langue natale. Il avait fallu que j'apprenne à vivre autrement, et il n'y avait plus, dans mon coeur, de place pour le ressentiment. Juste l'envie de me lier à nouveau avec mon jumeau qui m'avait terriblement manqué. Et chaque seconde passée avec lui ce soir me le prouvait davantage encore. "Je pensais que tu m'avais oubliée" glissai-je pourtant, penaude. "Jamais... Je te l'ai dit alors que nous avions sept ans : je veillerais toujours sur toi. D'une manière ou d'une autre." Je me blottis à nouveau dans ses bras avant de lâcher un:  "Je ne veux plus qu'on se dispute, toi et moi. Jamais!"

"Pas de la manière dont tu peux l'imaginer..." Je fronçais les sourcils, pas certaine de comprendre, mais je n'avais pas envie de creuser quelque chose qui, sans doute, ne m'aurait pas plu. Je préférais me concentrer sur l'ici et maintenant. Sur le fait que non, je ne voulais plus me disputer avec lui. Une envie, visiblement, partagée, et ça me convenait parfaitement. Je serrai mon frère contre moi avant que nous ne nous écartâmes l'un de l'autre. Et maintenant? Allions-nous reprendre chacun notre chemin? Le temps avait passé, depuis la dernière fois que nous nous étions vus. Nous avions changé, l'un et l'autre. Il nous faudrait certainement un peu de temps avant de reprendre nos marques. Le faire avec Holly entre nous pour assurer non pas la médiation, mais l'absence de malaise serait sans doute nécessaire et... "On va manger un morceau ?" J'en fus surprise et je relevai la tête vers mon frère, soulagée par cette proposition. "Oui, avec plaisir!" D'ailleurs, comme après chaque représentation, mon ventre ne tarda pas à se rappeler à mon souvenir. Je posai la main dessus avant d'expliquer, dans un gloussement gêné: "Je ne mange jamais avant une prestation, tu te souviens? J'ai le ventre trop noué. La dernière fois que j'ai essayé, j'ai failli vomir au moment de monter sur scène." Et c'était il y avait longtemps! L'été où nous avions eu treize ans! Depuis, je n'avais plus jamais mangé avant de danser, préférant le faire après. "Un peu plus loin, il y a un petit restaurant d'artistes. On peut y aller, si tu veux..." Sous-entendu, un endroit qui ferme tard et qui a l'habitude des gens comme moi. Sans réellement attendre sa réponse, je lui pris le bras pour commencer à nous diriger vers cette fameuse adresse, pour que nous puissions commencer à assembler les pièces du puzzle de nos vies.