On faisait peu de caprices, chez les Keegan. Tous avaient toujours grandi en partageant leur table -qu'elle soit maigre ou faste- et leur foyer avec des invités et, si cela leur avait parfois joué des tours, ils s'en étaient malgré tout assez bien accommodés. Et parce qu'ils pensaient aux autres, ils s'oubliaient parfois. La grand-mère de Maddie, par exemple, avait choisi de continuer à travailler avec son fils et sa petite-fille plutôt que de profiter d'une retraite bien méritée. Il était certain qu'elle n'aurait jamais eu les moyens de payer le loyer d'un bel appartement, mais elle aurait pu considérer qu'après avoir tant donné au Sans Souci, il était temps pour l'auberge de le lui rendre, et de lui permettre d'y vivre paisiblement, les doigts de pied en éventail. A la place, la vieille dame trimait encore à la cuisine ou au bar, presque plus active que son propre fils.
Maddie, dans tout ça, ne regrettait pas la présence de sa grand-mère dans l'auberge. Elle savait que le Sans Souci serait toujours pour elle l'enfant principal de la famille, et l'en écarter reviendrait à lui briser le cœur. Elle aurait préféré que son aïeule puisse se reposer, évidemment, mais elle avait tendance à faire la sourde oreille quand on lui disait de s'asseoir.

Puisqu'il n'était pas possible de l'arrêter, Maddie avait décidé d'apporter un peu de bonheur dans son quotidien. Quand elle en avait l'occasion, elle profitait de son temps de pause entre deux services, ou d'une heure particulièrement creuse pour dégoter un petit quelque chose pour sa grand-mère. Ça pouvait être du fil pour broderie -passion qu'elles partageaient toutes les deux, même si les mains de l'aînée étaient moins sûres au fil des années- ou une nouvelle paire de chaussons.
Ce jour-là, le cadeau serait gourmand. Maddie avait retenu le nom d'un thé moldu dont la vieille dame avait de bons souvenirs et, après avoir glissé quelques pièces dans sa poche, elle était partie à l'aventure dans la merveilleuse cité d'Inverness.

Tesco Metro était une arnaque sur le papier : il n'y avait aucun moyen de transport à l'intérieur du supermarché. Il s'avérait cependant être une superbe caverne d'alibaba pour sorciers en manque d'exotisme, quand on s'habituait aux bruits des annonces crachotées dans les haut-parleurs du magasin. Main serrée sur la hanse de son petit panier aux couleurs de l'enseigne, Maddie fit de son mieux pour ne craquer sur aucun produit autre que le thé de sa grand-mère, malgré l'envie d'achat qui la dévorait depuis qu'elle s'était empli les yeux de tous les designs de packagings.

Elle finit par arriver au rayon fruits et légumes avec un soupir de soulagement : elle ne devrait en principe pas être trop tentée dans ce rayon-là. Quoique. Elle s'approcha des tomates pour les comparer avec celles que le maraîcher qui travaillait avec le Sans Souci leur amenait, avant de se prendre encore une fois à rêver de pouvoir les planter dans sa serre. Après tout, acheter une tomate ne coûterait pas trop cher. Il suffirait ensuite de prélever les graines, les faire sécher une petite dizaine de jours pour enfin les semer et attendre que le miracle de la vie se produise une fois de plus. Mais les fruits de supermarché avaient-ils des graines modifiées pour ne plus être fertiles ?

Toute à ses réflexions potagères, elle ne vit pas le jeune homme qui s'approchait d'elle et elle manqua de sursauter quand il tenta de s'adresser à elle. Un agent de sécurité, ayant vu toute la scène, vint s'assurer qu'elle n'était pas en train de se faire embêter par le nouveau venu. Glissant les yeux de l'un à l'autre, elle adressa un sourire à l'employé. « Non, merci, c'est très gentil.. C'est un ami. » hasarda-t-elle, pour faciliter la résolution du conflit : s'il était sacrément efficace, il ne semblait pas nécessaire pour gérer le jeune homme auquel Maddie prêta un peu plus attention. Il lui rappelait quelqu'un, songea-t-elle, sans réussir à mettre le doigt sur le nom correspondant au visage. Mais qu'à cela ne tienne, elle allait résoudre le mystère ! Il fallait d'abord répondre à la question la plus urgente :
« Excuse-moi mais... Tu tripotais vraiment des tomates ? » lui murmura-t-elle, prête à courir vers l'agent en cas d'acquiescement.