Je ne sais pas trop à quoi m’attendre alors que je pousse la porte du Styx. Le salon de tatouage n’existait pas quand je suis parti il y a plus de quatre ans et passer devant par hasard à suffi à piquer ma curiosité. Je crois que je n’aurai jamais trop de tatouages. Et puis j’en ai terminé avec les brûlures mais il me reste malgré tout une cicatrice à embellir.

Cependant, si j’aime les tatouages et si je n’ai en général pas vraiment de difficulté à savoir ce que je veux et à élaborer un dessin, ce n’est pas la même chose quand il s’agit de choisir un tatoueur. Sur cette question, je suis on ne peut plus exigeant. C’est donc plus en quête d’informations que j’entre dans la boutique.

D’abord les tarifs. Je n’ai pas encore trouvé de boulot alors de toute façon, mon projet attendra encore un peu. Mais ça reste la première question importante. Je n’ai pas à me plaindre financièrement mais je ne suis pas crésus non plus. D’un autre côté, je ne peux pas m’empêcher de trouver douteux des prix trop attractifs et je crains toujours que la qualité du tatouage s’en ressente. Ensuite le style du tatoueur. Comme n’importe quel artiste, chacun a sa patte et je ne tiens pas à demander à un tatoueur de réaliser un œuvre qui ne lui corresponde pas, comme je n’ai pas non plus l’intention de garder sur ma peau un dessin qui ne me parle pas.

Bon point, ma démarche semble tout à fait légitime au tatoueur qui m’accueille et après avoir pris le temps de discuter, c’est tout naturellement qu’il me laisse consulter tranquillement son book pour me faire une meilleure idée. Ce que je m’applique à faire pendant qu’il retourne vaquer à ses occupations. Je prends mon temps, étudiant soigneusement chaque dessin. Ce que je vois est plutôt engageant. Peut-être que je pourrais me laisser tenter à venir ici pour mon avant-bras, le gauche, celui qui n’est pas encore tatoué.

En voilà une rencontre aussi brutale qu’inattendue. Et à en croire la petite blonde qui vient de me rentrer dedans, ce serait presque de ma faute. Mais je ne me formalise pas. Après tout elle s’est quand même excusée. C’est quand elle se présente que je tilte. Ce n’est pas la première fois que j’entends ce prénom et comme je le souligne, il n’est pas commun dans la région. Or je me souviens parfaitement des lettres de Lynn qui mentionnaient l’arrivée à Inverness de ces cousines d’outre-manche. Quels étaient ses mots déjà pour décrire Ymkje ? « Une pile électrique, toujours de bonne humeur. » C’est une description qui convient parfaitement à la jeune femme débordante d’énergie qui m’interroge avec curiosité. Amusé, je lui réponds sans chercher à faire de mystères.

- Je dois embellir ça, dis-je en remontant ma manche gauche pour lui montrer la cicatrice rectiligne qui court le long de mon avant-bras – la seule que je ne doive pas à l’incendie.

Elle observe ma cicatrice un instant et hoche la tête.

- T’as raison, un tattoo sera plus sympa.

Je suis on ne peut plus d’accord. Même si l’histoire de cette cicatrice-ci est bien moins moche que celle des autres, un peu d’embellissement ne lui fera pas de mal. Profitant qu’elle ne relance pas, je décide de vérifier mon hypothèse avec une question simple, feignant la curiosité à mon tour.

- Et du coup ta sœur ? Elle s'appelle comment ?
- Elsje, pas plus anglais que moi, mais déjà moins compliqué, non ?

Bingo ! C’est la confirmation que j’attendais. Je doute qu’il y ait à Inverness deux paires de sœurs portant ces prénoms. C’est donc bien l’une de ces fameuses cousines éloignées que j’ai en face de moi. Voilà qui promet d’être intéressant. M’appuyant du coude sur le comptoir de l’accueil avec l’intention évidente de poursuivre cette conversation impromptue, je fais la moue pour commenter tout en faisant mine de réfléchir.

- Ça se discute. Ymkje… Elsje… Je suis pas certain qu’il y en ait un moins compliqué que l’autre.

Je reporte mon regard sur elle pour ajouter.

- Toi qu’est-ce que tu préfères ? Ymkje ou Cookie ?

Je crois que je comprends pourquoi Lynn aime beaucoup Ymkje. Je dois dire que son énergie la rend plutôt sympathique pour l’instant. Et puis je reconnais que ça m’amuse beaucoup qu’elle ne sache pas encore qui je suis. Je ne sais pas encore si je choisirai ce tatoueur ou même ce salon pour mon prochain projet, mais rien que pour ça, je suis plutôt content d’y être passé. Pas pressé de prendre congé, je poursuis la conversation en répondant à sa question.

- Non jamais. Je viens seulement de rentrer à Inverness et cet endroit n’existait pas quand je suis parti.
- T'es parti genre, y'a un siècle ?

Amusé, je fais mine de m’offusquer.

- J’ai l’air si vieux que ça ?
- Plus que moi en tous cas, répond-elle en ricanant.

Je dois reconnaître qu’elle n’a pas tort sur ce point. Loin de me vexer de sa répartie – au contraire, je suis plutôt un partisan de l’auto-dérision – je retrouve un semblant de sérieux pour satisfaire sa curiosité.

- Je suis parti pendant quatre ans et demi.

Elle semble réfléchir un instant avant de répondre.

- Je pensais pas qu'Inverness pourrait manquer à qui que ce soit, t'as été où durant tout ce temps ?

Je hausse les épaules. Faire la liste de tous les lieux que j'ai visités risque de prendre un peu de temps et je n'ai pas manqué de remarquer qu'elle consultait sa montre tout à l'heure, comme si elle était attendue quelque part.

- À pas mal d’endroits en fait. Je voulais faire le tour du monde avant de reprendre mes études et comme tu vois j’ai pris mon temps. Et toi alors, qu’est-ce qui t’amène ici ? Une passion pour bousculer les clients ?
- Je plaide coupable, mais je bosse ici et je suis à la bourre.

Je ne peux pas m’empêcher de rire. Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me surprend absolument pas. Mais ce qui m’amuse encore plus c’est de voir qu’elle ne semble pas plus pressée que ça de rectifier le tir. J’en profite pour la taquiner.

- Oh je vois ! Tout ceci est donc un piège pour me rendre responsable de ton retard.

Je suis d’un naturel curieux. J’aime observer, découvrir de nouvelles choses. Et dès que je repère quelque chose d’intriguant ou quelque mystère, mon intérêt s’éveille aussitôt. J’avais déjà l’intention d’en apprendre un peu plus sur Ymkje, mais ce qu’elle me propose s’avère bien plus intéressant que je ne l’avais anticipé. C’est donc avec une curiosité non feinte que je la suis dans ce qui semble être le véritable cœur de l’établissement.

Regardant autour de moi pour observer les lieux, je ne tarde pas à repérer celle qui doit être la fameuse boss auprès de qui je suis censé servir d’alibi. Je ne cherche donc pas à retenir ma cousine éloignée lorsqu’elle m’abandonne pour aller au-devant de sa patronne. Je n’interromps mon observation que pour commander une bière de sa part comme elle me l’a suggéré et je ne perds quasiment pas une miette du savon qu’elle essuie. Enfin visuellement tout du moins car je suis trop loin pour entendre ce qu’elles se disent. Lorsque finalement Ymkje vient me rejoindre, je demande alors l’air de rien.

- Alors, j’ai été un alibi efficace ?
- Non, pas vraiment, on dirait que les hommes objets ne l'attendrissent pas.

Décidément, sa répartie a le don de me surprendre. À croire qu’elle sait exactement quoi dire pour que je m’y attende le moins. Je ne peux pas m’empêcher de rire alors que je rétorque.

- Un homme objet, rien que ça. J’aime comme je monte dans ton estime.

Son rire fait écho au mien.

- Tu trouves que c'est valorisant ? Faudrait peut-être que tu sortes de ta grotte plus souvent.

J’ignore sa pique sur ma vie sociale pour demander avec curiosité.

- Et donc ? Ligie ?

Elle hausse les épaules.

- Je danse ici, les danseuses sont les sirènes du Styx, Ligie était l'une d'elle à ce qu'on m'a dit... ça signifie celle qui pousse un cri perçant, faut croire qu'ils trouvaient que je parlais trop.

Amusé, je hoche la tête d’un air approbateur. Je ne sais pas si c’est trop, mais elle n’a pas sa langue dans sa poche, c’est un fait.

- Ça te va plutôt bien.

Je bois une gorgée de ma bière et ajoute.

- J’en déduis que je vais te voir danser ce soir ? Intéressant, conclus-je avec un sourire charmeur.

Je partage l’avis de Lynn, elle me plait cette cousine. Elle n’a clairement pas sa langue dans sa poche et son côté taquin a quelque chose de rafraichissant. Même si quelque chose me dit que cet aspect de sa personnalité ne doit pas plaire à tout le monde. Cependant je dois avoir le même genre d’humour car c’est avec une espièglerie non dissimulée que je réponds à sa dernière directive.

- Tout.

Elle sourit.

- La nuit risque d'être longue.

Je ris.

- Quoi ? C’est toi qui m’as demandé de dire « tout » !
- Et tu comptes faire tout ce que je te demande ?

Je fais mine de réfléchir sérieusement à la question. Cette conversation ne mène à rien mais j’ai l’impression qu’elle l’amuse autant que moi et après tout, on a toute la soirée devant nous même si elle devra être interrompue par son passage sur scène. C’est d’un ton faussement sérieux que je reprends.

- Je sais pas, ça dépend des demandes.

Je hausse les épaules en ajoutant l’air de rien.

- Même si pour la famille, je suis prêt à faire des efforts.

Elle me regarde avec un air intrigué. Évidemment, si son prénom m’a permis de rapidement confirmer qui elle était, je ne lui ai pas donné le même genre d’indices.

- La famille... pourquoi, tu comptes me demander en mariage ? C'est pas un peu rapide ?

Je dois avouer que son hypothèse me fait rire et j’hésite un instant à mettre un genou à terre pour prétendre un coup de foudre théâtral. Sans cacher mon amusement, je me retiens cependant de pousser trop loin la plaisanterie et éclaire sa lanterne.

- Je sais que certains sang-pur sont encore un peu vieux jeu, mais je crois que ça ne se fait plus trop de se marier entre cousins à notre époque, non ?

La mention de notre lien de parenté risque de ne pas être suffisante pour lui permettre de comprendre qui elle a en face d’elle alors j’ajoute, un peu plus sérieux.

- Je ne me suis peut-être pas présenté de manière assez complète. Jimmy Fraser, je suis le frère de Lynn et Kerr.

Je dois avouer que c’est plutôt amusant de voir les expressions défiler sur le visage de Ymkje. D’abord l’incompréhension puis la contrariété de ne pas avoir été informée et enfin une sorte de résignation, comme une enfant à qui on aurait offert un nouveau jouet mais pas celui qu’elle attendait. Je ne peux m’empêcher de rire légèrement à sa réaction et je ne résiste pas à la tentation de la taquiner un peu.

- Si j’aime pas le quidditch ça fait quoi ?
- Ça fait que tu resteras le cul sur une chaise quand on fait des matchs entre cousins, et ça serait dommage, parce que ça serait cool que tu fasses partie de l'équipe, enfin, la mienne si tu joues bien, la leur si t'es un manche.

Je hoche la tête, faisant mine de sérieusement considérer ce qu’elle vient de dire et j’enchaine sur une nouvelle question.

- Y a Finn dans ton équipe ?

Elle me répond sur le même ton.

- Non, il est pas assez bon.

Pourquoi sa réponse ne me surprend pas ? À mesure que je la découvre, j’ai l’impression que Ymkje a fait de l’expression « qui aime bien, châtie bien » un art de vivre. Au moins un trait de caractère qui devrait bien s’accorder avec mon sens de l’auto-dérision.

- Hm... je vois, dis-je en buvant une gorgée de ma bière avant d’ajouter d’un air résigné. Bah au pire on pourra se consoler de la défaite avec des virées shopping.
- Le shopping, c’est toujours la solution.

Je n’irais pas jusque là mais je dois admettre qu’avec la bonne compagnie, ça peut devenir amusant. J’imagine que je saurai bien assez tôt ce que peut donner une telle sortie avec une boule d’énergie comme elle, même si je devine déjà que ça ne doit pas être de tout repos. Je souris en buvant une nouvelle gorgée de bière puis je reprends en pointant le doigt vers elle.

- Oh ! et juste pour que les choses soient claires. Je n’ai jamais porté de jupon !

J’ai longtemps pesé le pour et le contre avant de prendre la décision de ne rien dire à personne tant que je n’étais pas rentré. Je ne sais pas si c’était la meilleure décision et ça a plutôt tendance à me compliqué les choses maintenant. Mais d’un autre côté, je préfère que les choses soient compliquées maintenant que j’ai retrouvé une pleine confiance en moi que pendant cette période d’entre deux ou je m’étais soudain retrouvé mal dans ma peau et dans mon corps. N’ayant pas vraiment envie d’entrer dans les détails du pourquoi du comment ce soir, je me contente de hausser les épaules.

- Ça m’a paru plus simple comme ça sur le moment.
- Et, après coup, ça l’était ?

Je grimace légèrement en buvant une gorgée de bière.

- Plus ou moins.

Elle sourit.

- Je vois... et, tu te sens mieux, maintenant ?

Je n’ai pas besoin de réfléchir pour répondre à cette question et je hoche aussitôt la tête.

- Sans aucun doute !

Je commence seulement à la découvrir, mais quelque chose me dit que si je laisse Ymkje continuer de m’interroger, on pourrait passer la soirée à parler des différentes étapes de ma transition. Je n’ai aucun complexe par rapport à ça mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de m’étendre davantage sur le sujet ce soir. J’enchaine donc aussitôt avant qu’elle n’ait le temps de poser une autre question.

- Et toi alors ? Qu’est-ce que Lynn aurait pu oublier de me raconter à ton sujet dans ses lettres ?

Bon ok, on a certainement fait plus subtile comme changement de sujet. Mais ma cousine n’a pas l’air du genre à m’en tenir rigueur alors j’assume. De toute façon, je n’ai jamais dit que j’étais quelqu’un de subtil. Et je suis certain qu’Ymkje a plein de choses à raconter. Si ce n’est pas le cas, tant pis, je trouverai bien un autre sujet pour occuper la soirée.

Détourner la conversation n’a pas été très difficile. De toute évidence, Ymkje ne déteste pas parler d’elle. Et puisque « Modestie » semble être davantage pour elle le nom d’une vague connaissance dont on n’aurait plus de nouvelles plutôt qu’un réel trait de personnalité, je ne devrais pas avoir de mal à alimenter la discussion dans ce sens. Ou plutôt à la laisser l’alimenter en relançant simplement de temps en temps. Pour être honnête, je trouve sa compagnie rafraichissante et je n’ai aucun problème à l’idée de l’écouter parler toute la soirée.

- Mieux que Finn ? Tu places la barre haut.
- Il ne faut jamais voir ses attentes à la baisse.

J’approuve d’un hochement de tête. Sans avoir autant d’ambition, je suis plutôt d’accord pour dire qu’un bon challenge est le meilleur moteur qui soit pour avancer. Encore que dans le cas de ma cousine, le challenge soit un peu trop teinté de rivalité à mon goût. Mais après tout, si ça reste bon enfant, pourquoi pas. Bien que je devine déjà sa réponse à ma prochaine question, je poursuis sur le même sujet.

- Tu fais partie de l’équipe de ta maison ?

Elle hoche la tête en souriant.

- Yep, depuis la rentrée, j'suis attrapeuse pour les Wright.

Je souris. Je ne suis pas du tout surpris de la savoir chez les rouges. Si on fait la liste des traits de caractère qui définissent les membres de cette maison, il me semble qu’elle coche pas mal de cases. Et j’ai le sentiment que ça doit être quelque chose de la voir sur le terrain.

- J’espère que je pourrai venir voir un de tes matchs à l’occasion.
- Tout supporter est toujours le bienvenu.

Je ris. Je sais, c’est facile, mais je ne peux pas résister à l’envie de la taquiner.

- Qui a dit que je viendrais pour t’encourager ? Je pourrais préférer l’équipe adverse.

Avec le quidditch, c'est la rivalité entre maisons qui vient sur le tapis. Je dois avouer que c'est une des choses qui me manque le plus depuis que j'ai pris une pause dans mes études et je suis plutôt content à l'idée de retrouver cette ambiance taquine à la rentrée prochaine. Les Wright sont loin d'être les derniers à alimenter cette compétition et ma cousine ne fait visiblement pas exception. Aussi, je ne me fais pas prier pour saisir la percher qu'elle me tend.

- Dommage que tu doives bientôt monter sur scène. Je t'aurais montré si je ne sais vraiment pas faire la fête.

Elle regarde vers la scène en souriant.

- Je peux toujours décaler mon passage, on ne ferme jamais ici tu sais.

Je fais mine de réfléchir à sa proposition avant de déclarer.

- Attendons plutôt que tu aies terminé. Je m'en voudrais si tu ne dansais pas droit.
- Pour qui tu me prends, demande-t-elle d'un air outré. Mais okay... on se retrouve dans 30 min et t'as plutôt intérêt à tenir tes engagements.

C'est avec un sourire amusé que je la regarde se diriger fièrement vers les coulisses. J'ai ainsi l'occasion d'apprécier son talent et je dois dire qu'elle n'en manque pas. Sitôt sa prestation achevée, je profite de son nouveau passage en coulisses pour sortir de mon portefeuille une minuscule fiole dont je bois le contenu. Une potion de ma conception qui me permet de particulièrement bien tenir l'alcool. Je ne suis pas le dernier lorsqu'il s'agit de faire la fête mais je n'aime pas perdre complètement le contrôle. J'en ai donc toujours une dose avec moi en prévision de ce genre de soirée improvisée. Seul bémol, je sais que je devrai m'attendre à une gueule de bois d'autant plus sévère demain matin. Mais tant pis, aux grands maux, les grands remèdes. C'est indispensable si je veux être certain de remporter le défi que j'ai moi-même lancé.