Cet après-midi était à l'image de tous les après-midi londoniens au mois de janvier. La température n'excédait pas dix degrés et il pleuvait. En somme, rien à même d'abattre le moral d'un britannique pure souche. Charlie était de l'espèce de ces mauvaises herbes qui s'épanouissent mieux sous les ondées, quand bien même prétendrait-il le contraire (il fallait au moins ça pour abreuver les racines d'une famille implantée en Écosse depuis des générations).
Par ailleurs, la journée promettait d'être intéressante (et pour le coup, un peu de pluie n'y changerait rien). Charlie avait donné rendez-vous à une jeune femme avec laquelle il jouait souvent en ligne. Elle faisait parti d'un petit groupe de sorciers amateurs de jeux vidéos moldus (agglomérat de connaissances). Les deux discutaient souvent ensemble et s'entendaient très bien. Ainsi, quand ils réalisèrent qu'ils habitaient tous les deux à Inverness, les deux jeunes gens décidèrent de s'organiser une petite « IRL », histoire d'enfin mettre un visage sur leurs avatars respectifs.

Charlie était assez ponctuel en règle générale (pour une raison ou une autre, c'était un aspect important de son éducation). Le jeune homme arriva donc sur le lieu du rendez-vous à quinze heures trente tapante, trempé comme on peut l'être après avoir marché longtemps sous la pluie.
Comme la majorité de ses amis moldus (et non moldu) vivaient à Londres, Charlie y passait fréquemment ses week-ends. Il avait donc pour habitude d’enchaîner les rendez-vous, de sorte à voir le plus de monde possible, avant de s'en retourner dans son coin perdu de campagne écossaise dédier sa semaine aux travaux de ferme. C'était à cette condition seule que son esprit, foncièrement sociable, ne périclitait pas.

Comme il chassait le gros des gouttes accumulées sur sa veste épaisse, Charlie avisa brièvement l'espace alentour. A l'évidence, Elsje n'était pas encore arrivée. Il s'en alla donc naturellement s'installer dans un coin de la pièce et commanda un thé chaud au comptoir. Le bar était un endroit chaleureux au sein duquel on venait pour passer un long moment : de nombreux jeux de société étaient mis à la disposition des clients, les tables étaient basses et des fauteuils confortables remplaçaient le mobilier habituel.
C'était un endroit pensé pour être cosy et tranquille. Il y avait un nombre incalculable de figurines faisant référence à des films, des séries ou deux jeux-vidéos sur les nombreuses étagères ornant les murs. Des bibliothèques pleines de mangas séparaient l'espace entre les tables pour renforcer l'impression d'intimité et de confort de la clientèle. En d'autres termes, le lieu de rencontre parfait pour une bande de geeks.

Après avoir mis sa veste à sécher sur un dossier de chaise, Charlie prit un peu de thé et ouvrir l’étui de sa guitare sèche. Il l'accorda minutieusement, avant d'égrainer quelques accorts. Après un moment, le jeune homme se mit à fredonner à mi-voix, profitant de sa solitude pour s'échauffer les doigts. Quand la demoiselle arriva, cependant, il laissa de côté l'instrument pour lui faire signe.

« Ma Tentakiller, regarde toi !

Dit-il, quand ils furent face à face. Même si les deux jeunes gens s'étaient déjà entendu parler et vu en photo, cela faisait toujours quelque chose de se voir en vrai pour la première fois. Elsje semblait bien chétive, avec ses cheveux blonds et son air d'ange (alors qu'en ligne, elle jouait toujours de manière extrêmement brutale). Charlie l'accueilli avec un grand sourire et lui fit la bise.

« Installe toi. Continua-t-il. Qu'est-ce que tu prends ?

Le petit coin de bar avait déjà des allures de chambre en bazar, avec la veste déposée de Charlie, sa guitare et son thé. Elsje n'avait plus qu'à prendre ses aises et ils seraient comme à la maison.

Charlie avait retrouvé sa place dans le fauteuil, la guitare sur les genoux. Il égrainait quelques arpèges en avisant la demoiselle, sourire en coin. Elle était adorable, Elsje, de son point de vue. Une fille souriante, sympathique et simple (mais néanmoins combative, à en juger par ses performances in game).

« On dirait que tu as bien pris la pluie.

S'amusa-t-il en jetant un coup d’œil aux chaussures et au pull trempés de la jeune femme. Ses yeux bleu ne cessaient de la regarder avec intérêt. En tant qu'acteur amateur, Charlie était très sensible au langage corporel de ses interlocuteurs : ce que renvoyaient les choses dans leur gestuelle, leur posture et même l'intonation de leur voix. Tous ces petits signes (regroupés sous l'étiquette de la communication non verbale) étaient comme des indices pour lui, des compléments de personnalité qui enrichissaient l'idée qu'il se faisait des uns et des autres.
Voilà en quoi les relations virtuelles le frustraient, en un sens : l'on se parlait sans se voir (ou très peu). Charlie regrettait parfois de manquer de contexte pour cerner ses amis en ligne. Alors, il était heureux lorsque des rencontres comme celles-ci se produisaient. Face à lui, Elsje se dévoilait sous un nouveau jour et il en était enchanté.

« Ça va plutôt pas mal. Répondit-il tandis que le serveur déposait une tasse de café fumante sur la petite table. J'ai couru toute la journée dans Londres pour attraper les personnes que je devais voir. Je suis content de pouvoir me poser avec toi. Et toi ça va ?

Le jeune homme continuait de promener ses doigts sur les cordes, quand il eut un léger mouvement comparable à un sursaut. Il se pencha en avant pour attraper son sac et en tira un disque qu'il montra à Elsje.

« On est tombé sur un disquaire avec une sélection incroyable. J'en ai pris quelques uns.

Le vinyle qu'il lui montrait était à l'effigie de Patti Smith. C'était un single de Because the Night, un des titres les plus iconiques de la célèbre chanteuse américaine. Esquissant un sourire, Charlie se mit à jouer le tube sur sa guitare. Regard malicieux qui semblait inviter Elsje à se joindre à lui. C'est qu'il ne lui en fallait guère plus pour s'amuser, à Charlie.

« Je ne suis pas sûr de me rappeler des paroles...

Dit-il en levant les yeux en direction du plafond, l'air de réfléchir et le regard plein de malice. Peut-être qu'Elsje les connaissait mieux que lui ? Il se balançait légèrement en rythme, grimaçant presque en constatant que sa mémoire le trahissait. L'oiseau accompagnait l'air de sa voix, mais sans articuler de parole (ou bien un mot qui lui revenait de temps en temps). Son sourire s'agrandissait un peu en réaction à cette déconfiture.

« De toute façon, il me semble bien que les paroles sont très tendancieuses, de ce que je m'en souviens.

Il eut un petit rire.

Charlie acquiesçait d'un air amusé au récit de sa camarade. Apparemment, ils étaient deux à engranger leur quota de socialisation pour le week-end. C'est qu'il fallait bien ça pour survivre aux aléas de la semaine (encore que, Charlie faisait beaucoup moins le fou qu'avant : passé vingt-cinq ans, il récupérait beaucoup moins bien).

« La classe ! Ta cousine est sympa. Les miennes ne m'offrent que des trucs pourris pour se foutre de ma gueule. Fit-il en riant, avec un hochement de tête approbateur, au moment où Elsje évoqua la guitare électrique reçue pour Noël. Montre, montre.

Il se pencha pour aviser la photo prise sur son téléphone portable. Il s'agissait d'une belle Fender Stratocaster en aulne avec une finition sunburst. Un modèle de très bonne qualité pour du milieu de gamme.

« Elle est belle. Dit-il. Et lui, c'est quoi son nom ?

Charlie esquissa un sourire en voyant défiler une quantité innombrable de clichés de lapin, entre deux photos de guitare. De toute évidence, c'était son animal de compagnie. Il n'avait pas l'air bien gros. Après quoi, ce fut au tour de la jeune femme d'aviser la dernière acquisition de Charlie. Le jeune homme acquiesça une nouvelle fois en continuant de jouer des arpèges.

« J'étais chez Rat Records, dans le Sud-Est. Ils ont un peu de tout.

Dit-il, avant de commencer à gratter le célèbre morceau de la chanteuse américaine. Elsje ne tarda pas à se joindre à lui, paroles en tête. Charlie ne se souvenait que de quelques bribes, mais il fredonna tout de même avec application. Ce n'était pas si mal que ça, au final : les autres clients semblaient même apprécier. A mesure que la chanson avançait, Elsje perdit un peu le fil des paroles et décida finalement de sortir le pipeau. Charlie se concentra pour ne pas rire : leur duo avait probablement quelque chose d'assez absurde, vu de l'extérieur, mais il n'y avait aucun doute sur le fait qu'ils s'amusaient.

« Carrément. Peut-être avec Noah aussi, je ne sais pas si ça lui dirait.

Fit-il à la dernière suggestion de la jeune femme. Charlie mit sa guitare de côté le temps de boire un peu de thé.

« Tu m'as dit que tu étais en art du spectacle à Hungcalf, right ? Tu as une envie particulière pour plus tard ?

Demanda Charlie en continuant la conversation d'un ton léger. Son regard se promenait sur les étagères alentours (inutile de dire qu'il y avait matière à se distraire), capturé par tous les titres de livre et toutes les boites de jeu. Après un instant, cependant, son attention se reporta tout à fait sur la jeune femme et il esquissa un sourire.