- InvitéInvité
La nuit (Nathanael Cohen)
Sam 7 Mai 2022 - 17:34
Il y avait les rivages à pic et en contrebas, un grand bouillonnement d'écume. La falaise de granit s'étendait, parallèle à horizon, comme une muraille dressée pour tenir tête aux assauts de l'océan. Observer les effets de l'un sur l'autre requérait une vie d'homme et il y en avait, pour raconter combien la ligne de front avait reculé depuis leur enfance.
La première fois que Sibylle visita le Morbihan, elle planta un drapeau invisible entre terre et mer, elle aussi. Elle était toute petite. Ses parents aimaient la région, surtout sa communauté magique imprégnée de tradition celtique, au point d'en faire une destination de vacances récurrente.
Année après année, Sibylle retourna donc voir les falaises, mais ce n'est que vingt ans plus tard que les affres du temps lui sautèrent aux yeux : de la roche arrachée grain après grain. Pour la première fois, elle réalisa que la falaise avait bel et bien reculé. Une seule conclusion en ressortit : plus rien ne serait jamais comme avant. Ce jour-là, elle comprit pourquoi le bonheur la rendait triste, parfois, quand elle se sentait seule.
Sibylle se vit approcher de la falaise, comme elle le faisait tout le temps. Sa robe bleu marine claquait à la manière d'un drapeau, sous l'effet du vent marin. Elle se pencha en avant, les mains posées de part et d'autre de son visage et tournées de sorte à retenir ses cheveux. La clameur sourde des remous évoquait un vieux tambour. L'air humide couvrait sa peau de sel.
Elle se pencha un peu. Il y avait des algues mises à nue entre chaque vague, des milliers de coquillages collés sur les rochers, des arêtes de roche coupantes. Quelques oiseaux marins piquèrent dans ce chaos avec une formidable détermination. En réaction, des petits poissons argenté jaillirent, comme des éclairs au milieu de l'écume, mais aussitôt rattrapés par les mouettes habiles qui n'en firent qu'une bouchée. Une guerre terrible se tenait là.
Alors, elle se pencha encore un peu. Au milieu du tumulte apparut soudain une chevelure scintillante. Le chant surnaturel d'un être de l'eau s'éleva au dessus du grondement ambiant, au point de l'occulter, presque. Les yeux ambrés de la créature se rivèrent alors dans ceux de Sibylle, qui laissa échapper une exclamation de surprise.
Elle se pencha encore un peu...
Et ce fut la chute.
Sibylle se réveilla en sursaut, le cœur battant à grands coups. Il lui fallu quelques secondes pour reprendre ses esprits : son confortable fauteuil de velours, le tapis de laine, la couverture en patchwork, l'âtre éclairé par un feu presque éteint, la tiédeur ambiante, l'odeur des herbes séchées... Elle était dans sa cabane.
Tout allait bien. Ce n'était qu'un rêve.
La sorcière sourit, une main sur sa poitrine. Elle venait d'avoir une de ces expériences oniriques qui vous confondent par leur caractère réaliste. C'était tout comme si elle y avait été pour de vrai : le vent, la falaise, la mer... puis une chute prolongée dans le réel, un peu.
Quelle drôle de sensation.
Sibylle prit quelques secondes pour collecter ses pensées, le regard rivé sur Lantier qui dormait au bout du tapis tout près du feu. Son ventre se soulevait presque imperceptiblement, suivant un rythme régulier et très lent : il paraissait si tranquille.
Dehors, c'était pareil : seulement les bruits de la nuit.
Rien d'autre.
Cependant, la sorcière fut bientôt prise d'une intuition étrange, suffisamment intense pour la pousser à sortir dans les ténèbres de la carrière. Armée d'une petite lanterne, elle rejoignit l'écurie, s'attendant à y trouver Spock, comme d'habitude. Ça l'aurait rassuré.
Quelle mauvaise surprise que de découvrir le loquet soulevé et la porte grande ouverte. Un frisson d'horreur lui parcouru l'échine jusqu'à la racine des cheveux. Elle regarda alentour, dedans, dehors, à droite, à gauche : rien.
Mince.
Dégainant sa baguette magique, elle riva un lumos en direction du sol. Avec un peu de chance, Spock aurait laissé des traces. Il avait épargné le clapier, cela voulait donc dire qu'il n'avait pas faim. Peut-être avait-il juste envie de faire un tour ? Elle connaissait bien son hippogriffe, mais c'était la première fois qu'il s'échappait de la sorte. Comment s'y était-il seulement pris ? Décidément, il ne fallait pas mésestimer l'astuce des créatures magiques.
Enfin, un semblant de piste ne tarda pas à se dévoiler à la sortie de la carrière (il était beaucoup plus évident de repérer des traces dans l'herbe plutôt que sur de la terre nue). Bien que Sibylle ne soit pas experte en la matière, elle avait tout de même quelques notions : des petits trucs donnés par ses amis de la réserve naturelle, à l'époque. C'était toujours ça de pris.
La sorcière accéléra un peu le pas, la baguette rivée sur le semblant de piste laissé par son hippogriffe (des pattes d'oiseau devant et de chevaux derrière : pas d'erreur possible). Elle tourna en rond pendant environs vingt minutes, des craquements de branche, des passages de chauve-souris ou de hibou la surprenant à intervalle régulier.
Après un moment, la piste bifurqua vers le parc. La sorcière se mit à trottiner : si Spock se baladait au milieu de la pelouse, elle ne pourrait pas le manquer ! Enfin, elle espérait sincèrement qu'il ne se prenne pas à retourner les parterres de fleur, ou quelque chose comme ça. Et si le chat d'un étudiant passait par là ? Il avait déjà mangé Souvarine, le frère de Lantier...
Sans doute valait-il mieux de ne pas y penser.
Sibylle eut alors une pensée pour Nathanael, son concierge de collègue. La magie et lui, c'était compliqué. Enfin, de ce qui se disait... Ils n'avaient jamais tellement pris le temps d'échanger tous les deux. Elle savait néanmoins que l'homme avait de grosses lacunes s'agissant du monde magique. Savait-il seulement comment se comporter face à un hippogriffe ?
Spock n'était pas méchant, mais comme tous les animaux de son espèce, il avait sa petite fierté... Si quelqu'un tentait de l'approcher sans l'avoir salué au préalable, il pouvait devenir agressif. La sorcière espérait donc de tout cœur que les deux ne se croisent pas, si d'aventure l'homme était au milieu d'une ronde.
Par acquis de conscience, elle décida tout de même de faire un crochet par la cours intérieure. Juste pour vérifier. Les traces allaient dans cette direction de toute façon. Quelle poisse ! Sibylle accéléra encore un peu le pas.
La première fois que Sibylle visita le Morbihan, elle planta un drapeau invisible entre terre et mer, elle aussi. Elle était toute petite. Ses parents aimaient la région, surtout sa communauté magique imprégnée de tradition celtique, au point d'en faire une destination de vacances récurrente.
Année après année, Sibylle retourna donc voir les falaises, mais ce n'est que vingt ans plus tard que les affres du temps lui sautèrent aux yeux : de la roche arrachée grain après grain. Pour la première fois, elle réalisa que la falaise avait bel et bien reculé. Une seule conclusion en ressortit : plus rien ne serait jamais comme avant. Ce jour-là, elle comprit pourquoi le bonheur la rendait triste, parfois, quand elle se sentait seule.
Sibylle se vit approcher de la falaise, comme elle le faisait tout le temps. Sa robe bleu marine claquait à la manière d'un drapeau, sous l'effet du vent marin. Elle se pencha en avant, les mains posées de part et d'autre de son visage et tournées de sorte à retenir ses cheveux. La clameur sourde des remous évoquait un vieux tambour. L'air humide couvrait sa peau de sel.
Elle se pencha un peu. Il y avait des algues mises à nue entre chaque vague, des milliers de coquillages collés sur les rochers, des arêtes de roche coupantes. Quelques oiseaux marins piquèrent dans ce chaos avec une formidable détermination. En réaction, des petits poissons argenté jaillirent, comme des éclairs au milieu de l'écume, mais aussitôt rattrapés par les mouettes habiles qui n'en firent qu'une bouchée. Une guerre terrible se tenait là.
Alors, elle se pencha encore un peu. Au milieu du tumulte apparut soudain une chevelure scintillante. Le chant surnaturel d'un être de l'eau s'éleva au dessus du grondement ambiant, au point de l'occulter, presque. Les yeux ambrés de la créature se rivèrent alors dans ceux de Sibylle, qui laissa échapper une exclamation de surprise.
Elle se pencha encore un peu...
Et ce fut la chute.
Sibylle se réveilla en sursaut, le cœur battant à grands coups. Il lui fallu quelques secondes pour reprendre ses esprits : son confortable fauteuil de velours, le tapis de laine, la couverture en patchwork, l'âtre éclairé par un feu presque éteint, la tiédeur ambiante, l'odeur des herbes séchées... Elle était dans sa cabane.
Tout allait bien. Ce n'était qu'un rêve.
La sorcière sourit, une main sur sa poitrine. Elle venait d'avoir une de ces expériences oniriques qui vous confondent par leur caractère réaliste. C'était tout comme si elle y avait été pour de vrai : le vent, la falaise, la mer... puis une chute prolongée dans le réel, un peu.
Quelle drôle de sensation.
Sibylle prit quelques secondes pour collecter ses pensées, le regard rivé sur Lantier qui dormait au bout du tapis tout près du feu. Son ventre se soulevait presque imperceptiblement, suivant un rythme régulier et très lent : il paraissait si tranquille.
Dehors, c'était pareil : seulement les bruits de la nuit.
Rien d'autre.
Cependant, la sorcière fut bientôt prise d'une intuition étrange, suffisamment intense pour la pousser à sortir dans les ténèbres de la carrière. Armée d'une petite lanterne, elle rejoignit l'écurie, s'attendant à y trouver Spock, comme d'habitude. Ça l'aurait rassuré.
Quelle mauvaise surprise que de découvrir le loquet soulevé et la porte grande ouverte. Un frisson d'horreur lui parcouru l'échine jusqu'à la racine des cheveux. Elle regarda alentour, dedans, dehors, à droite, à gauche : rien.
Mince.
Dégainant sa baguette magique, elle riva un lumos en direction du sol. Avec un peu de chance, Spock aurait laissé des traces. Il avait épargné le clapier, cela voulait donc dire qu'il n'avait pas faim. Peut-être avait-il juste envie de faire un tour ? Elle connaissait bien son hippogriffe, mais c'était la première fois qu'il s'échappait de la sorte. Comment s'y était-il seulement pris ? Décidément, il ne fallait pas mésestimer l'astuce des créatures magiques.
Enfin, un semblant de piste ne tarda pas à se dévoiler à la sortie de la carrière (il était beaucoup plus évident de repérer des traces dans l'herbe plutôt que sur de la terre nue). Bien que Sibylle ne soit pas experte en la matière, elle avait tout de même quelques notions : des petits trucs donnés par ses amis de la réserve naturelle, à l'époque. C'était toujours ça de pris.
La sorcière accéléra un peu le pas, la baguette rivée sur le semblant de piste laissé par son hippogriffe (des pattes d'oiseau devant et de chevaux derrière : pas d'erreur possible). Elle tourna en rond pendant environs vingt minutes, des craquements de branche, des passages de chauve-souris ou de hibou la surprenant à intervalle régulier.
Après un moment, la piste bifurqua vers le parc. La sorcière se mit à trottiner : si Spock se baladait au milieu de la pelouse, elle ne pourrait pas le manquer ! Enfin, elle espérait sincèrement qu'il ne se prenne pas à retourner les parterres de fleur, ou quelque chose comme ça. Et si le chat d'un étudiant passait par là ? Il avait déjà mangé Souvarine, le frère de Lantier...
Sans doute valait-il mieux de ne pas y penser.
Sibylle eut alors une pensée pour Nathanael, son concierge de collègue. La magie et lui, c'était compliqué. Enfin, de ce qui se disait... Ils n'avaient jamais tellement pris le temps d'échanger tous les deux. Elle savait néanmoins que l'homme avait de grosses lacunes s'agissant du monde magique. Savait-il seulement comment se comporter face à un hippogriffe ?
Spock n'était pas méchant, mais comme tous les animaux de son espèce, il avait sa petite fierté... Si quelqu'un tentait de l'approcher sans l'avoir salué au préalable, il pouvait devenir agressif. La sorcière espérait donc de tout cœur que les deux ne se croisent pas, si d'aventure l'homme était au milieu d'une ronde.
Par acquis de conscience, elle décida tout de même de faire un crochet par la cours intérieure. Juste pour vérifier. Les traces allaient dans cette direction de toute façon. Quelle poisse ! Sibylle accéléra encore un peu le pas.
- InvitéInvité
Re: La nuit (Nathanael Cohen)
Lun 9 Mai 2022 - 23:53
Nathanael avait fini par s’allonger sur le large rebord de fenêtre dont bénéficiaient certaines salles de classe, finalement rattrapé par l’heure avancée de la nuit.
Il était de ceux qui, parfois, se levaient six fois par nuit sans raison apparente, compensant l’insomnie par diverses lubies. Un réveil en sursaut, sans la moindre trace de cauchemar dans la mémoire ; cette réalisation le plongeait dans une hébétude grossière, avant de retrouver les limites propres au sommeil et à ceux de la réalité. La plupart du temps, il se redressait pour lire en attendant de se faire étreindre par la fatigue, mais souvent, les enclumes écrites par Hugo ou Tolstoï ne suffisaient pas à faire taire ce nerf vibrant qui le maintenait douloureusement éveillé. Le temps devenait incertain alors, et l’on se laissait dériver entre imaginaire et réalité, entre passé et futur avec une facilité croissante. La nuit pouvait appartenir à n’importe quel jour de n’importe quelle année ; on était trop habitués à considérer le temps comme un ruisseau, un torrent ou un fleuve limoneux, mais coulant toujours à travers les paysages chronographiques, jusqu’à être obligés de liquéfier le moindre petit bout de nôtre vie et être incapables de parler du Temps sans parler de mouvement. L’idée que le Temps coulait aussi naturellement qu’une pomme tombait d’un arbre impliquait qu’il coulait dans et à travers quelque chose, et s’il coulait à travers l’Espace, alors l’Espace était la face interne du Temps, ou son déchet, voire son cadavre. Mais en plein milieu de la nuit, comme en plein milieu d’un chagrin, il était impossible d’imaginer l’Espace sans le Temps, mais très simple de ressentir le Temps sans l’Espace.
Les tâches répétitives, celles que le jour abhorrait, étaient le ciment de ces nuits sans repos. Une façon de rentabiliser un temps qu’il concédait rarement aux travaux pénibles. Lui, qui avait toujours l’impression d’en manquer, reléguait aux insomnies ce qui était le plus demandant et insupportable.
Une tâche d’encre s’était fendue sur un vieux meuble en bois dont le vernis s’était assez estompé avec l’âge pour que le bois boive la couleur telle une éponge. Nathanael l’avait poncé dans le silence jusqu’à ce que ses doigts deviennent douloureux ; il avait continué jusqu’à atteindre une strate immaculée, noueuse, tellement repeinte que le concierge n’aurait jamais pensé y découvrir un bois de rose. La surface était presque aussi tortueuse que l’olivier. La découverte de ce trésor inattendu l’avait allongé sur le dos, rivant son regard vers les cieux, se sentant récalcitrant à avancer dans son labeur qui lui avait à l’instant livré son plus précieux trésor.
Cette salle était prodigieuse. Elle était large et haute, son plafond se perdant quelque part dans les sommets. Le sol était pavé de pierres rugueuses et sombres, élevant le style gothique à un tout autre niveau de saturation. Comme tout le reste de l’Université, la mise en scène de cette salle ne se distinguait pas par sa légèreté ; il en émanait une grandeur rassasiée et prodigieuse. L’élan vertical était couplé à des mouvements uniformes, où tout se fondait en arabesques grandioses et semblables à des flammes. Des piliers s’élevaient tel un squelette de pierre en soutient à l’armature, faisant écho aux ossatures des vitres, qui laissaient pénétrer l’abondante lumière de la lune à travers un remplissage d’une grande finesse. Les ornements évoluaient, exubérants, tels une nature luxuriante et imposaient un calme tout en opulente lourdeur. Nathanael avait toujours été plus à l’aise dans des endroits comme ceux-là, où l’art paraissait total, presque excessif, aussi sublime qu’un ciel empli d’étoiles. Il ne pouvait que se laisser écraser par cette capiteuse présence et retrouver sa place dans une existence futile et trop courte pour cette immensité impossible à éteindre dans un seul souffle. Etrangement, il se sentait soulagé, parce qu’il lui semblait alors qu’il y avait quelque chose d’autre, quelque chose d’infiniment supérieur à ses insignifiants ennuis. Il redevenait alors une poussière parmi l’immensité des étoiles, un grain de grès sur la pierre de taille, faisant partie, sans en dessiner les contours, de cet univers incommensurable. L’âme humilié pouvait alors se laisser bercer par le sommeil des humbles et les troubles s’évanouissaient, comme un banc de poissons fuyant la gueule du requin.
Mais au milieu des bougies, qui dansaient déjà sur les parois comme tant de diables sur fond de fournaise, il y eut au cœur de la nuit l’éclat de deux orbes d’ambre. De concert, leurs reflets tanguèrent autour d’une pupille noire et immobile, aussi profonde que les ténèbres qui l’entouraient. Nathanael, à peine redressé, les croisa d’instinct une fois sans les remarquer, mais y revint bientôt comme l’on revient vers l’extraordinaire. Son regard s’enracina dans les rayons dorés et tous deux devinrent immobiles, incapables de fracturer ce contact avec le surnaturel. A la mémoire, les paroles d’une ribambelle de personnages morts lui revinrent en mémoire, ayant tous dit plus ou moins la même chose : Si tu regardes longtemps dans l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi. Il voulut s’écarter mais n’y parvint pas, d’autant qu’il n’y avait aucune issue puisque les deux globes enflammés le miraient depuis l’encadrement de la porte, qui n’était alors que ténèbres. Etait-ce encore un rêve ? S’était-il endormi et, inspiré par ce décor troublant, forgé dans ses songes une bête qui vous regardait comme les deux yeux de l’univers ? Sans clins, sans mouvements, ils observaient dans le silence tremblant des bougies.
« Mais pourquoi es-tu seul ? Pourquoi tout l’enfer déchaîné n’est-il pas venu avec toi ?... »* avait-il récité, murmurant du bout des lèvres.
Pour une fois, il avait songé au poète et non à la Bible, à l’Ange et non au Diable. De toute façon, le sacré se dissipait dans ce monde de magie et c’était comme si ni l’enfer ni le paradis n’existaient plus, mais étaient ici, sur terre, où tant de gens planaient sous les étoiles, tandis que d’autres subissaient des souffrances sans fin.
Les deux yeux se murent d’un seul élan, prouvant qu’il y avait un corps dans la pénombre – ou bien étaient-ils élevés par une volonté semblable ? Tantôt à hauteur d’homme, la tête invisible se dressa telle une vague et son regard fut pour de bon comme deux lunes jumelles un soir aride d’été, promettant de leur feu un lendemain torride. Nathanael, ensorcelé ou résolu par son destin, ne bougea pas et leva le menton pour ne pas perdre la créature de vue, se laissant docilement fasciner par sa présence, incapable de détourner le regard à l’égard de la légende qui voulait voir la chimère disparaitre ou attaquer à peine les cils rabattus.
John Milton, Le paradis perdu.
Il était de ceux qui, parfois, se levaient six fois par nuit sans raison apparente, compensant l’insomnie par diverses lubies. Un réveil en sursaut, sans la moindre trace de cauchemar dans la mémoire ; cette réalisation le plongeait dans une hébétude grossière, avant de retrouver les limites propres au sommeil et à ceux de la réalité. La plupart du temps, il se redressait pour lire en attendant de se faire étreindre par la fatigue, mais souvent, les enclumes écrites par Hugo ou Tolstoï ne suffisaient pas à faire taire ce nerf vibrant qui le maintenait douloureusement éveillé. Le temps devenait incertain alors, et l’on se laissait dériver entre imaginaire et réalité, entre passé et futur avec une facilité croissante. La nuit pouvait appartenir à n’importe quel jour de n’importe quelle année ; on était trop habitués à considérer le temps comme un ruisseau, un torrent ou un fleuve limoneux, mais coulant toujours à travers les paysages chronographiques, jusqu’à être obligés de liquéfier le moindre petit bout de nôtre vie et être incapables de parler du Temps sans parler de mouvement. L’idée que le Temps coulait aussi naturellement qu’une pomme tombait d’un arbre impliquait qu’il coulait dans et à travers quelque chose, et s’il coulait à travers l’Espace, alors l’Espace était la face interne du Temps, ou son déchet, voire son cadavre. Mais en plein milieu de la nuit, comme en plein milieu d’un chagrin, il était impossible d’imaginer l’Espace sans le Temps, mais très simple de ressentir le Temps sans l’Espace.
Les tâches répétitives, celles que le jour abhorrait, étaient le ciment de ces nuits sans repos. Une façon de rentabiliser un temps qu’il concédait rarement aux travaux pénibles. Lui, qui avait toujours l’impression d’en manquer, reléguait aux insomnies ce qui était le plus demandant et insupportable.
Une tâche d’encre s’était fendue sur un vieux meuble en bois dont le vernis s’était assez estompé avec l’âge pour que le bois boive la couleur telle une éponge. Nathanael l’avait poncé dans le silence jusqu’à ce que ses doigts deviennent douloureux ; il avait continué jusqu’à atteindre une strate immaculée, noueuse, tellement repeinte que le concierge n’aurait jamais pensé y découvrir un bois de rose. La surface était presque aussi tortueuse que l’olivier. La découverte de ce trésor inattendu l’avait allongé sur le dos, rivant son regard vers les cieux, se sentant récalcitrant à avancer dans son labeur qui lui avait à l’instant livré son plus précieux trésor.
Cette salle était prodigieuse. Elle était large et haute, son plafond se perdant quelque part dans les sommets. Le sol était pavé de pierres rugueuses et sombres, élevant le style gothique à un tout autre niveau de saturation. Comme tout le reste de l’Université, la mise en scène de cette salle ne se distinguait pas par sa légèreté ; il en émanait une grandeur rassasiée et prodigieuse. L’élan vertical était couplé à des mouvements uniformes, où tout se fondait en arabesques grandioses et semblables à des flammes. Des piliers s’élevaient tel un squelette de pierre en soutient à l’armature, faisant écho aux ossatures des vitres, qui laissaient pénétrer l’abondante lumière de la lune à travers un remplissage d’une grande finesse. Les ornements évoluaient, exubérants, tels une nature luxuriante et imposaient un calme tout en opulente lourdeur. Nathanael avait toujours été plus à l’aise dans des endroits comme ceux-là, où l’art paraissait total, presque excessif, aussi sublime qu’un ciel empli d’étoiles. Il ne pouvait que se laisser écraser par cette capiteuse présence et retrouver sa place dans une existence futile et trop courte pour cette immensité impossible à éteindre dans un seul souffle. Etrangement, il se sentait soulagé, parce qu’il lui semblait alors qu’il y avait quelque chose d’autre, quelque chose d’infiniment supérieur à ses insignifiants ennuis. Il redevenait alors une poussière parmi l’immensité des étoiles, un grain de grès sur la pierre de taille, faisant partie, sans en dessiner les contours, de cet univers incommensurable. L’âme humilié pouvait alors se laisser bercer par le sommeil des humbles et les troubles s’évanouissaient, comme un banc de poissons fuyant la gueule du requin.
Mais au milieu des bougies, qui dansaient déjà sur les parois comme tant de diables sur fond de fournaise, il y eut au cœur de la nuit l’éclat de deux orbes d’ambre. De concert, leurs reflets tanguèrent autour d’une pupille noire et immobile, aussi profonde que les ténèbres qui l’entouraient. Nathanael, à peine redressé, les croisa d’instinct une fois sans les remarquer, mais y revint bientôt comme l’on revient vers l’extraordinaire. Son regard s’enracina dans les rayons dorés et tous deux devinrent immobiles, incapables de fracturer ce contact avec le surnaturel. A la mémoire, les paroles d’une ribambelle de personnages morts lui revinrent en mémoire, ayant tous dit plus ou moins la même chose : Si tu regardes longtemps dans l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi. Il voulut s’écarter mais n’y parvint pas, d’autant qu’il n’y avait aucune issue puisque les deux globes enflammés le miraient depuis l’encadrement de la porte, qui n’était alors que ténèbres. Etait-ce encore un rêve ? S’était-il endormi et, inspiré par ce décor troublant, forgé dans ses songes une bête qui vous regardait comme les deux yeux de l’univers ? Sans clins, sans mouvements, ils observaient dans le silence tremblant des bougies.
« Mais pourquoi es-tu seul ? Pourquoi tout l’enfer déchaîné n’est-il pas venu avec toi ?... »* avait-il récité, murmurant du bout des lèvres.
Pour une fois, il avait songé au poète et non à la Bible, à l’Ange et non au Diable. De toute façon, le sacré se dissipait dans ce monde de magie et c’était comme si ni l’enfer ni le paradis n’existaient plus, mais étaient ici, sur terre, où tant de gens planaient sous les étoiles, tandis que d’autres subissaient des souffrances sans fin.
Les deux yeux se murent d’un seul élan, prouvant qu’il y avait un corps dans la pénombre – ou bien étaient-ils élevés par une volonté semblable ? Tantôt à hauteur d’homme, la tête invisible se dressa telle une vague et son regard fut pour de bon comme deux lunes jumelles un soir aride d’été, promettant de leur feu un lendemain torride. Nathanael, ensorcelé ou résolu par son destin, ne bougea pas et leva le menton pour ne pas perdre la créature de vue, se laissant docilement fasciner par sa présence, incapable de détourner le regard à l’égard de la légende qui voulait voir la chimère disparaitre ou attaquer à peine les cils rabattus.
John Milton, Le paradis perdu.
- InvitéInvité
Re: La nuit (Nathanael Cohen)
Mar 10 Mai 2022 - 19:01
Sibylle venait de traverser les vastes pelouses du parc et longeait désormais l'une des arêtes de l'université. Après quelques minutes, elle atteignit une arche en pierre de taille qui permettait d'accéder à la cour intérieure. Une gargouille grogna en l'entendant passer, faisant trembler toute la structure alors qu'elle réajustait sa position entre deux blocs de pierre.
La sorcière s'arrêta un instant, interpellée par la lumière qui s'échappait des vitraux de l'une des façades et de la grande porte en chêne massif ouverte sur la cour. Derrière cette façade se trouvait un long couloir qui permettait d'accéder aux salles de classe du rez-de-chaussée.
Sibylle connaissait les lieux par cœur et savait donc que la lumière devait provenir de l'une de ces salles, ce qui indiquait la présence d'un professeur (il était un peu tard, mais c'était toujours possible) ou bien de Nathanael (sans doute le plus probable).
Toujours préoccupée par son hippogriffe, Sybille entra donc promptement dans le long couloir. Elle jeta un rapide coup d’œil à droite et à gauche, ses paupières plissées tentant de fouiller la pénombre. La lueur qui émanait depuis l'encadrement de la porte était faible mais suffisait à l'empêcher de voir par delà son rayon.
En revanche, il lui sembla bien entendre un bruit très léger de pas. Un pas dissonant caractéristique des hippogriffes (c'est à dire un claquement de sabot alternant avec une espèce de cliquetis produit par les serres), mais assez lointain pour semer le doute dans son esprit. De plus, il était difficile d'en déterminer précisément la direction, à cause de l'écho. La plume qu'elle trouva accroché sur la pointe d'un ornement métallique de la porte suffit néanmoins à confirmer l'hypothèse selon laquelle Spock s'était introduit par cette porte dans l'université.
Sibylle se dirigea immédiatement vers la salle de classe éclairée, le cœur battant sous l'effet du stress combiné à la satisfaction d'avoir eu de l'intuition. En entrant, elle découvrit Nathanael, assit sur le rebord de la fenêtre, la tête tournée dans sa direction. Même si elle s'attendait à le voir, de rencontrer aussitôt son regard la surprit et elle marqua un temps d'arrêt.
C'était une chose étrange, mais pas inhabituelle chez cet homme : les yeux pouvaient se rencontrer sans discuter pour autant. Elle avait déjà remarqué ça, une fois précédente. En l'occurrence, elle avait la sensation d'interrompre une de ses songeries. Mais peut-être que tout était un peu songerie pour cet homme, ou peut-être avait-il quelque chose de bien à propos à lui dire.
« Monsieur Cohen... Fit-elle en approchant, le corps longeant une rangée de table et les yeux toujours rivés sur lui. Vous l'avez vu ?
Elle parlait à voix basse, les yeux grands ouverts comme s'il s'agissait d'un secret terrible. Et quand elle fut à environs un mètre cinquante de lui, elle s'arrêta, le bout des doigts posés sur une table. Son autre main était recroquevillée sur sa poitrine, au niveau du plexus. Elle tenait la plume.
D'ailleurs, ce fut en se rappelant qu'elle avait cette plume que la jeune femme réalisa combien sa question était confuse. Elle eut un petit rictus en coin, un petit souffle du nez.
« Pardon... Mon hippogriffe. Ajouta-t-elle en parlant toujours très doucement. Avez-vous vu mon hippogriffe ?
Cette fois-ci, son sourire était sincère.
« Je suis désolée de vous déranger... Il s'est échappé.
La sorcière s'arrêta un instant, interpellée par la lumière qui s'échappait des vitraux de l'une des façades et de la grande porte en chêne massif ouverte sur la cour. Derrière cette façade se trouvait un long couloir qui permettait d'accéder aux salles de classe du rez-de-chaussée.
Sibylle connaissait les lieux par cœur et savait donc que la lumière devait provenir de l'une de ces salles, ce qui indiquait la présence d'un professeur (il était un peu tard, mais c'était toujours possible) ou bien de Nathanael (sans doute le plus probable).
Toujours préoccupée par son hippogriffe, Sybille entra donc promptement dans le long couloir. Elle jeta un rapide coup d’œil à droite et à gauche, ses paupières plissées tentant de fouiller la pénombre. La lueur qui émanait depuis l'encadrement de la porte était faible mais suffisait à l'empêcher de voir par delà son rayon.
En revanche, il lui sembla bien entendre un bruit très léger de pas. Un pas dissonant caractéristique des hippogriffes (c'est à dire un claquement de sabot alternant avec une espèce de cliquetis produit par les serres), mais assez lointain pour semer le doute dans son esprit. De plus, il était difficile d'en déterminer précisément la direction, à cause de l'écho. La plume qu'elle trouva accroché sur la pointe d'un ornement métallique de la porte suffit néanmoins à confirmer l'hypothèse selon laquelle Spock s'était introduit par cette porte dans l'université.
Sibylle se dirigea immédiatement vers la salle de classe éclairée, le cœur battant sous l'effet du stress combiné à la satisfaction d'avoir eu de l'intuition. En entrant, elle découvrit Nathanael, assit sur le rebord de la fenêtre, la tête tournée dans sa direction. Même si elle s'attendait à le voir, de rencontrer aussitôt son regard la surprit et elle marqua un temps d'arrêt.
C'était une chose étrange, mais pas inhabituelle chez cet homme : les yeux pouvaient se rencontrer sans discuter pour autant. Elle avait déjà remarqué ça, une fois précédente. En l'occurrence, elle avait la sensation d'interrompre une de ses songeries. Mais peut-être que tout était un peu songerie pour cet homme, ou peut-être avait-il quelque chose de bien à propos à lui dire.
« Monsieur Cohen... Fit-elle en approchant, le corps longeant une rangée de table et les yeux toujours rivés sur lui. Vous l'avez vu ?
Elle parlait à voix basse, les yeux grands ouverts comme s'il s'agissait d'un secret terrible. Et quand elle fut à environs un mètre cinquante de lui, elle s'arrêta, le bout des doigts posés sur une table. Son autre main était recroquevillée sur sa poitrine, au niveau du plexus. Elle tenait la plume.
D'ailleurs, ce fut en se rappelant qu'elle avait cette plume que la jeune femme réalisa combien sa question était confuse. Elle eut un petit rictus en coin, un petit souffle du nez.
« Pardon... Mon hippogriffe. Ajouta-t-elle en parlant toujours très doucement. Avez-vous vu mon hippogriffe ?
Cette fois-ci, son sourire était sincère.
« Je suis désolée de vous déranger... Il s'est échappé.
- InvitéInvité
Re: La nuit (Nathanael Cohen)
Mer 25 Mai 2022 - 12:14
Il avait la très nette impression de se trouver à la limite du rêve et de la réalité. Impression beaucoup trop précise pour un sujet aussi confus, alors que les deux certitudes se brouillaient sans faire onduler la surface de l’existence. Les deux s’enlaçaient tendrement et s’épousaient dans ses yeux comme deux amants voués à être complémentaires. Sa pensée s’était souvent déversée dans la réalité pour s’y mêler à travers le filtre de son imaginaire, mais jamais la réalité n’avait ainsi fait irruption dans sa pensée, surtout de façon aussi extravagante. Le monde de la magie avait déjà saccagé ses perceptions personnelles au compte goutte, mais rarement avait-il pris un aspect aussi mystique. Voir Biblique. Aussi, lorsque les yeux s’en allèrent, Nathanael demeura agréablement prostré dans sa contemplation, rythmée par le bruit grinçant de claquements au sol. Ce regard ambré avait donc des pieds, et un corps. C’était une enveloppe charnelle parfaitement incarnée, mais l’aspect quelque peu ecclésiastique avait contribué à sa transe, et à la vague certitude que la créature n’était autre que l’abysse en train de le contempler en retour.
Avec la disparition, tout avait dû lui devenir invisible, se recroquevillant dans l’univers propre à sa pensée, car il ne vit pas, ou vit sans le comprendre, une jeune femme se présenter là où les yeux s’étaient fait engloutir par les ténèbres. Une femme qu’il avait déjà peu remarquée lors de son arrivée à l’Université, comme il remarquait peu de monde en général. Il se souvenait seulement qu’il l’avait trouvée jolie et que son regard d’un noir compact avait semblé faire écho au sien ; un regard brusque souligné par une ondulation revêche de cheveux sombres, contraste d’autant plus frappant qu’ils étaient tous deux blancs comme du lait. Preuve en était qu’il l’avait inconsciemment vue, parce qu’ils s’était mis à penser à elle et à la nuit confondue de ses pupilles.
« Monsieur Cohen… Vous l’avez vu? »
Le Cohen s’éveilla, revint à soi en appelant ses songes à réincarner son corps indolent, et regarda enfin la garde-chasse.
« Oui » répondit-il dans un souffle, sans se poser de questions tant le sens lui avait paru évident.
Mais très vite, le pragmatisme implacable lui revint comme une seconde peau et il comprit, grâce à une intervention qu’il pouvait largement s‘expliquer, que rien de tout ça n’était particulièrement évident. Miss Valentine n’avait pas vraiment manifesté d’attrait pour le catholicisme, aussi ne pouvaient-ils décemment pas parler de la même chose en termes religieux comme il se l’était d’emblée figuré. Donc, elle savait de quoi ils parlaient parce qu’elle savait qu’il avait pu ou dû croiser le propriétaire des yeux de bakélite.
« Pardon... Mon hippogriffe. Avez-vous vu mon hippogriffe ? » crut-elle bon de préciser au bout d’un moment.
Le regard du concierge s’arrondit légèrement, puis ses sourcils se froncèrent en suivant les mouvements de sa compréhension. Chaque manifestation ésotérique avait définitivement son explication. Paradoxalement, avec la magie, Dieu était mort. Néanmoins, Nathanael demeura silencieux un moment, comme si sa réaction pouvait repousser l’inévitable. Il observa Miss Valentine, et plus il l’observait, plus il s’horrifiait de la situation : l’expression inquiète, l’énorme plume pressée contre sa poitrine, l’heure avancée de la nuit... Peut-être était-ce mieux ainsi, alors que personne ne rodait dans les couloirs… mais tout pouvait s’aggraver à tout instant et s’avérer pire si jamais l’hippogriffe réveillait toute l’Université.
« Je suis désolée de vous déranger... Il s'est échappé.
- Vous avez l’air très calme pour une propriétaire dont l’animal de compagnie se serait échappé, sachant que ledit animal doit au moins faire partie de la famille des équidés ou des rapaces… si ce n’est de celle des dinosaures » répondit-il d’une voix calme et sans intonations, parfaitement imperméable à la gentillesse de la jeune femme.
Un chat, ok, un chien à la rigueur, mais une créature de la mythologie ? Avec quoi pouvait-on bien l’attirer ? La foudre de Zeus ? Etait-il seulement possible de contrôler une bête pareille ? Nathanael était bien tenté de lui dire de se débrouiller toute seule parce qu’après tout ce n’était clairement pas un problème de son niveau et pire, ne rentrait pas du tout dans le cercle de ses compétences autrement que théoriquement, mais…
« Est-ce que Roland des chansons de Roland d’Arioste a vraiment existé ? Demanda-t-il en bondissant du rebord de la fenêtre. Ou bien Arioste était-il en vérité en sorcier, camouflant ses propres aventures derrière un personnage imaginaire qui s’est popularisé parmi les non-sorciers ? Continua-t-il avec une animation pensive, puis son regard se fixa sur l’énorme plume d’oiseau : On doit pouvoir écrire de très grosses lettres avec ça... Avec des gens comme Arioste, la réalité n’a plus aucun sens » finit-il par constater, suivant le chemin chaotique de son fil de pensées qui devenait paroles instantanées.
Ce qu’il avait considéré comme étant des contes n’en étaient peut-être pas au final. Peut-être que la Bible avait raison, que les histoires de Salem n’étaient pas des folies hystériques de masse, que l’inquisition avait des motivations légitimes, que Moïse avait bien écarté les flots. Au fur et à mesure qu’il s’imprégnait de magie, le monde cessait d’avoir des limites intelligibles et les évènements se brouillaient de la même façon que son impression de rêve s’entremêlant avec la réalité. Les choses n’avaient plus rien de tangible.
« Bon, c’est un cheval-aigle, il préfère quoi, du civet ou du sucre ? »
@Sibylle Valentine
Avec la disparition, tout avait dû lui devenir invisible, se recroquevillant dans l’univers propre à sa pensée, car il ne vit pas, ou vit sans le comprendre, une jeune femme se présenter là où les yeux s’étaient fait engloutir par les ténèbres. Une femme qu’il avait déjà peu remarquée lors de son arrivée à l’Université, comme il remarquait peu de monde en général. Il se souvenait seulement qu’il l’avait trouvée jolie et que son regard d’un noir compact avait semblé faire écho au sien ; un regard brusque souligné par une ondulation revêche de cheveux sombres, contraste d’autant plus frappant qu’ils étaient tous deux blancs comme du lait. Preuve en était qu’il l’avait inconsciemment vue, parce qu’ils s’était mis à penser à elle et à la nuit confondue de ses pupilles.
« Monsieur Cohen… Vous l’avez vu? »
Le Cohen s’éveilla, revint à soi en appelant ses songes à réincarner son corps indolent, et regarda enfin la garde-chasse.
« Oui » répondit-il dans un souffle, sans se poser de questions tant le sens lui avait paru évident.
Mais très vite, le pragmatisme implacable lui revint comme une seconde peau et il comprit, grâce à une intervention qu’il pouvait largement s‘expliquer, que rien de tout ça n’était particulièrement évident. Miss Valentine n’avait pas vraiment manifesté d’attrait pour le catholicisme, aussi ne pouvaient-ils décemment pas parler de la même chose en termes religieux comme il se l’était d’emblée figuré. Donc, elle savait de quoi ils parlaient parce qu’elle savait qu’il avait pu ou dû croiser le propriétaire des yeux de bakélite.
« Pardon... Mon hippogriffe. Avez-vous vu mon hippogriffe ? » crut-elle bon de préciser au bout d’un moment.
Le regard du concierge s’arrondit légèrement, puis ses sourcils se froncèrent en suivant les mouvements de sa compréhension. Chaque manifestation ésotérique avait définitivement son explication. Paradoxalement, avec la magie, Dieu était mort. Néanmoins, Nathanael demeura silencieux un moment, comme si sa réaction pouvait repousser l’inévitable. Il observa Miss Valentine, et plus il l’observait, plus il s’horrifiait de la situation : l’expression inquiète, l’énorme plume pressée contre sa poitrine, l’heure avancée de la nuit... Peut-être était-ce mieux ainsi, alors que personne ne rodait dans les couloirs… mais tout pouvait s’aggraver à tout instant et s’avérer pire si jamais l’hippogriffe réveillait toute l’Université.
« Je suis désolée de vous déranger... Il s'est échappé.
- Vous avez l’air très calme pour une propriétaire dont l’animal de compagnie se serait échappé, sachant que ledit animal doit au moins faire partie de la famille des équidés ou des rapaces… si ce n’est de celle des dinosaures » répondit-il d’une voix calme et sans intonations, parfaitement imperméable à la gentillesse de la jeune femme.
Un chat, ok, un chien à la rigueur, mais une créature de la mythologie ? Avec quoi pouvait-on bien l’attirer ? La foudre de Zeus ? Etait-il seulement possible de contrôler une bête pareille ? Nathanael était bien tenté de lui dire de se débrouiller toute seule parce qu’après tout ce n’était clairement pas un problème de son niveau et pire, ne rentrait pas du tout dans le cercle de ses compétences autrement que théoriquement, mais…
« Est-ce que Roland des chansons de Roland d’Arioste a vraiment existé ? Demanda-t-il en bondissant du rebord de la fenêtre. Ou bien Arioste était-il en vérité en sorcier, camouflant ses propres aventures derrière un personnage imaginaire qui s’est popularisé parmi les non-sorciers ? Continua-t-il avec une animation pensive, puis son regard se fixa sur l’énorme plume d’oiseau : On doit pouvoir écrire de très grosses lettres avec ça... Avec des gens comme Arioste, la réalité n’a plus aucun sens » finit-il par constater, suivant le chemin chaotique de son fil de pensées qui devenait paroles instantanées.
Ce qu’il avait considéré comme étant des contes n’en étaient peut-être pas au final. Peut-être que la Bible avait raison, que les histoires de Salem n’étaient pas des folies hystériques de masse, que l’inquisition avait des motivations légitimes, que Moïse avait bien écarté les flots. Au fur et à mesure qu’il s’imprégnait de magie, le monde cessait d’avoir des limites intelligibles et les évènements se brouillaient de la même façon que son impression de rêve s’entremêlant avec la réalité. Les choses n’avaient plus rien de tangible.
« Bon, c’est un cheval-aigle, il préfère quoi, du civet ou du sucre ? »
@Sibylle Valentine
|
|