Lorsque le cours d'études des runes arrive à sa fin, je ne m'en rends pas tout de suite compte. Perdu dans mes pensées, c'est finalement le bruit des chaises que l'on tire sur le sol qui me ramène à la réalité. Désorienté, je relève la tête, n'ayant aucune idée du sujet du jour. A croire que j'ai passé la dernière heure à rêvasser...

C'est tout à fait possible, après tout. Trop distrait par une chevelure blonde, deux rangs devant moi, je m'étais laissé aller à gribouiller sur mon parchemin, la tête ailleurs. Mais lorsque les étudiants quittent la salle, je suis encore en train de ranger mes affaires dans mon sac, ne sachant pas trop pourquoi je traîne, mon esprit encore embrumé.

Et c'est là que je la vois, riant doucement devant la porte, son sac sur l'épaule. Elle en triture l'anse, comme à son habitude, discutant avec légèreté. Mon cœur se met à battre fort dans ma poitrine, et le souvenir de la voix lointaine de Samiralee parvient à mes oreilles, avec une force déconcertante - comme si elle était réellement derrière moi. Fronçant les sourcils, je l'envoie au diable mentalement, chassant l'image de son visage de mon esprit. Et alors que je m'apprête à sortir à mon tour, je me surprends à espérer que Juliet prenne plus son temps, pour peut-être, me laisser une chance de l'aborder...

Sami s'impose une fois de plus dans ma tête, telle une part de ma conscience. Cette fois, j'accepte d'écouter ce qu'elle a à dire, me rendant doucement compte qu'après tout, elle n'a peut-être pas tort. C'est à moi de provoquer ma chance, et non au destin... Que se passerait-il si, pour une fois, j'arrêtais d'espérer que les choses viennent à moi ?

Visiblement, mon corps a l'air d'accord avec moi. Parce que là, c'est lui qui prend le contrôle, sans même que je puisse l'arrêter, et j'ai la désagréable impression de me regarder de l'extérieur, alors que je hèle soudain son prénom.

- Juliet !

Oh bordel. Oh bordel, oh bordel, oh bordel, qu'est-ce que je viens de faire ?

Elle se retourne, me regarde. Et moi, je me fige, ne sachant trop quoi dire. Mais il va bien falloir trouver quoi dire, Will, parce qu'elle est là, face à toi, attendant que tu parles ; et toi, t'as l'air d'un con, bouche bée devant elle, les yeux écarquillés.

- Tu, euh... je bredouille, m'infligeant des baffes mentales. Tu as l'air assez à l'aise avec cette matière et je me demandais si... stupouaismaider?

Elle me regarde sans comprendre. Je lui rends son regard, ne comprenant pas non plus. Mais en même temps, tête à claques, comment veux-tu qu'elle te comprenne si tu manges tes mots et parle dans ta barbe inexistante ?!

Je me racle la gorge, histoire de me donner contenance. Et cette fois, je fais bien attention à articuler. Du moins, autant que je peux.

- Je veux dire, hum... Peut-être que tu pourrais me filer un coup de main ?

Une main passée négligemment dans mes cheveux, le regard fuyant. Bien joué Will, tu es pathétique.

- Parce que bon, j'ai pas tout compris et euh... t'as l'air d'être plutôt douée. Non ?

Je souris nerveusement, n'osant pas trop la regarder dans les yeux. Je n'ai aucune envie de prendre le risque de rougir, déjà que je suis en train de me ridiculiser comme jamais auparavant. Et alors que j'espère silencieusement qu'elle accepte, je me maudis intérieurement et résiste de toute mon âme à l'envie pressante de fuir.

- Bien sûr.. mais à faire quoi ?

- Euh bah...

Claques mentales, le retour. Pourquoi diable semblais-je soudainement victime de mutisme ? Et mon charisme naturel, il est passé où ? Et ma nonchalance légendaire, alors ? Envolés, tous les deux. Et alors que je semble incapable de me ressaisir malgré tous mes efforts, je la regarde, incrédule, pas fichu de prononcer le moindre mot.

Et là, c'est le drame.

Mes yeux captent un mouvement subtil, léger, flottant : ses doigts qui jouent avec une mèche dorée, pour la replacer derrière son oreille. Je me retrouve ridiculement captivé par ce simple geste et, malgré moi, je ne peux m'empêcher de me demander quel effet ça ferait si c'était mes cheveux qu'elle recoiffait. Argh, focus, William!

- William ! C'est bien ça ?

Mon regard remonte automatiquement vers son visage. Drame numéro deux, et qui fait bien mal au cœur, celui-là : elle ne se souvenait même plus de mon prénom ! Ça veut dire que c'est à peine si elle me remet, si elle a conscience de mon existence, et que j'ai l'air d'un parfait idiot devant elle. Je hoche la tête avec fougue, clignant des paupières pour essayer de me ressaisir.

- Oui ! Oui, c'est ça.

Je tente un sourire charmeur, et je prie tous les dieux pour ne pas faire une drôle de tête. Mes joues se réchauffent à nouveau, alors je détourne le regard, avec qu'une seule envie : me taper la tête contre le mur. What the hell is wrong with me?!

- Je disais donc que... j'ai pas trop suivi le cours d'aujourd'hui et tu as l'air plutôt douée en Études des Runes. Donc voilà, euh...

Argh, mais c'est pas vrai ! Ils sont où, les mots ?!

- Bref, si t'as envie de m'expliquer le cours, j'dis pas non, j'ajoute d'un ton détaché. On a suffisamment de devoirs comme ça, je vais pas non plus passer plus d'une heure à essayer de rattraper ce que j'ai loupé !

Je ris à ma propre blague. Comme un con. Stupide petit Lufkin que je suis ! Maintenant, elle va croire que je suis une grosse feignasse et que je veux me servir d'elle pour éviter de bosser. Quel idiot je fais, purée. Je regarde derrière son épaule, cherchant une issue. Avec un peu de chance, quelqu'un arriverait et me sortirait de cette situation... Ou sinon, je peux toujours la bousculer et courir jusqu'à la ville la plus proche.

Mes bras croisés sur ma poitrine, l'air pas du tout naturel, je prie les cieux pour qu'elle ne me juge pas trop vite. Et voilà que mon cœur rate un battement alors qu'elle sourit à ma demande, ses yeux pétillant de bonté. Mais comment fait-elle ? Elle doit être à moitié vélane, ce n'est pas possible autrement. Suis-je le seul à remarquer sa beauté improbable ? Elle m'ensorcelle, la Blackthorn, et je suis là, à attendre que la sentence tombe, complètement figé, captivé par son visage angélique.

- Mais oui bien sûr, pas de soucis !

Je soupire de soulagement ; la pression retombe, et j'ai l'impression d'avoir retenu ma respiration pendant une longue minute.

- Super..., je souffle en regardant ailleurs, trop gêné par mon comportement d'imbécile.

- Tu veux faire ça maintenant ? Ou on se donne rendez-vous une autre fois ?

Déconcerté, je tourne vivement la tête vers elle, pour me rendre compte qu'elle désigne la salle derrière moi, vide. Je ne suis pas sûr de comprendre. Elle a envie de bosser maintenant, ou sa proposition de faire ça une autre fois l'arrange mieux ? Pourquoi me laisse-t-elle le choix ? C'est horrible de faire ça, vraiment, je ne suis pas dans sa tête moi ! Quand est-ce que les gens vont arrêter de faire des propositions au lieu d'exprimer clairement ce qu'ils veulent ?

Et là, c'est moi qui me fous de la gueule du monde. Comme si j'étais fichu d'exprimer clairement ce que je veux, là, tout de suite - passer du temps avec elle, simplement ; arrêter de me comporter comme un abruti fini ; apprendre à la connaître ; passer mes doigts dans ses cheveux, sur sa joue et - stop. Je me perds, là. On se reprend, Lewis.

- Comme tu veux, je marmonne.

Je ne serais pas en train de louper une occasion en or, là ?

- Euh, je veux dire, si tu es libre... je le suis aussi... enfin...

Okay, je désespère. Je désespère tellement que je la regarde avec insistance, mes pupilles l'implorant de mettre fin à mon supplice. Je n'ai aucunement envie de travailler tout de suite, et j'ai franchement l'impression que tout le monde a cette envie pressante de se mettre au boulot dès que l'occasion se présente, en ce moment. Peut-être à cause de l'approche des examens ? Quoiqu'il en soit, je n'ai aucune envie de continuer à me ridiculiser non plus, et je me rends soudain compte que mon approche n'était peut-être pas la meilleure. J'aurais pu, tout bonnement, lui proposer d'aller boire un thé, ou un café. Mais non, il a fallu que je lui demande de l'aide dans un cours où mon niveau allait achever de me faire passer pour un abruti. Je viens de griller toutes mes chances avec elle. Je pense que pour me faire bien voir à ses yeux, c'est loupé.

Génial.

Sa main s'empare de la mienne ;
Électrochoc me parcourt l'échine, me clouant au sol.
Elle me tire, je lui cède volontiers,
me surprends même à m'imaginer un jour être sienne.

D'un simple geste, la bête s'éveille,
Sortant de son sac ses armes acérées.
Sans attendre, elle déblatère, mot après mot,
phrase après phrase, m'offrant son savoir.

Et pendu à ses lèvres, je m'accroche
tentant tant bien que mal de suivre son épopée
mais la douce blonde s'est si bien enflammée
que le souffle court, mon regard se perd sur ses traits.

Quelles runes auraient bien pu prédire les battements de mon cœur
qui s'exaltent à la simple vue de ce tableau ?
Moi même n'avais-je point vu venir
cet élan, ce souffle nouveau.

"Qu'est ce que tu voudrais que je t'explique ?"
qu'elle demande,
mais mes lèvres scellées ne répondent pas,
trop occupées à deviner le goût de sa peau.

Et alors que je m'efforce de croire en la réalité de cet instant précieux,
je lutte comme je n'ai jamais lutté auparavant
car l'idiot du village n'est sot qu'aux yeux de sa belle
et aujourd'hui, il ne sera pas moi, pas devant elle.

"A vrai dire, tu pourrais m'expliquer autre chose que je ne m'en rendrais pas compte"
j'avoue dans un souffle mon terrible secret ;
"Je suis juste heureux de passer ce moment, là, avec toi.
J'aurais peut-être dû te proposer directement un café ?"

Crétin de beau-parleur à deux sous cinquante,
je me préférais encore bêtement muet,
J'espérais simplement que mes aveux déguisés
ne lui donneraient pas une envie de fuir pressante.

- Je n'aime pas vraiment le café.

Je me fige instantanément, la bouche entrouverte, le teint pâle. Outch, ça fait mal. Bon, bah j’ai plus qu’à aller m’enterrer loin d’ici et oublier son existence…

- Un thé plutôt ?

Et magiquement, mon sang se remet à circuler, ma bonne humeur me revient, et toute envie d’aller m’enterrer disparait aussitôt. J’affiche un grand sourire, heureux qu’elle joue le jeu.

- Je n’aime pas trop le café non plus, j’admets à mi-voix. Et je serais ravi d’apprendre tout ce que tu aimes ou n’aimes pas autour d’un thé et de biscuits.

Je me sens rougir alors que je reprends mon sac, évitant quelque peu son regard. J’ai du mal à croire que j’ai enfin eu les tripes de lui demander d’aller boire un verre. Et elle a accepté ! Merci Merlin. Je me sens comme l’homme le plus chanceux du monde, là tout de suite. J’ai bien fait d’écouter Sami…

Je lui montre la porte d’un signe de tête, prêt à y aller. Je ne peux me défaire de mon sourire ; je suis aux anges. Reste plus qu’à espérer que je n’allais pas me ridiculiser et cramer toutes mes chances avec elle… Mais restons positifs : au moins, elle vient de me prouver que j’avais une chance, c’est déjà ça. Fallait plus que je la saisisse et que je lui montre qu’elle a bien fait d’accepter ma proposition. Je n’ai aucune idée de comment je vais faire ça, mais je trouverais bien un truc. Argh, si seulement Samiralee pouvait débarquer en coup de vent pour me dire quoi faire !

…Un rencard, ça devait pas être si compliqué, non ? J’ai déjà eu une copine, après tout. Mais non, fallait surtout pas que je me mette à penser à elle, sinon j’allais tout laisser tomber. Allez, Will, concentre-toi, et fais passer à la belle Juliet une après-midi qu’elle n’oubliera pas de sitôt ! You got this.

Sujet terminé