La fin d'année approchait. La fin de SA première année à l'Université Hungcalf. Si on avait raconté à Inès à quel point ces huit derniers mois allaient être chaotiques, elle ne l'aurait probablement pas cru. Elle s'était attendu à rencontrer une foule de nouvelles personnes intéressantes (et de quelques autres moins qu'intéressantes), à festoyer (mais peut-être pas autant), à boire, à fumer, à s'amuser, mais aussi, bien sûr, à étudier, à découvrir de nouveaux sujets percutants, de nouvelles manières de changer le monde ou de faire un pied de nez aux vieilles institutions ringardes et poussiéreuses. Mais elle ne s'était pas attendu à être secouée comme un cocotier par son propre passé, à être rattrapée ainsi par des souvenirs qu'elle avait cherché à enfouir, à dire adieu à d'anciennes amitiés, d'anciennes amours, à se remettre en question...

C'était pourtant ce qu'elle faisait depuis quelques semaines, depuis qu'elle avait touché le fond et qu'Alba l'avait aidée à remonter, que l'étonnante Andrea lui avait, sans même le savoir, offert un soutien bienvenu, que Lorcan et elle s'étaient encore rapprochés, mais pas comme vous croyez, et que l'AECES avait été une ressource insoupçonnée de motivations. Même penser à Tarek ne lui faisait presque plus mal désormais. Le vide en elle ne disparaîtrait jamais complètement, mais elle avait de nouveaux objectifs à atteindre.

Et pour ce faire, elle avait besoin de parler à Calliope Muller, assistante juridique et responsable de gérer les cas... pardon, les étudiants de droit. Inès savait que quelques taches sur son dossier entachaient sa première année à Hungcalf, mais elle avait travaillé d'arrache-pied pour rattraper les cours et les travaux manqués et pour faire remonter sa moyenne. Jamais auparavant, Inès n'avait eu une moyenne si basse, mais il n'était pas dit qu'une Saouli redoublerait! Inès avait confiance en ses capacités, aussi c'était avec aplomb qu'elle avait demandé un entretien avec Muller pour parler orientation, à la lueur des ses derniers TP, bien réussis.

N'empêche, et bien qu'elle le nierait vivement si quelqu'un s'avisait de le lui faire remarquer, la jeune femme tripotait nerveusement le calepin et le stylo qu'elle tenait à la main. Ses jambes, croisés, sous la chaise droite plantée à la porte du bureau, marquaient un tempo inaudible. Inès attendait là depuis quinze bonnes minutes quand la porte s'ouvrit et que sortit du bureau un élève qu'elle ne reconnut pas. Inès se dévissa la tête pour jeter un oeil dans la pièce, question de voir si Muller allait l'inviter à entrer.

Calliope manquait parfois d’empathie. Elle manquait aussi de patience. Mais face à cet étudiant en droit magique de quatrième année elle manquait clairement des deux. Au plus elle discutait avec ce jeune homme, au plus elle se demandait comment il avait réussit ses DUCS l’an dernier. Au plus elle se demandait comment il avait intégré l’université d’élite qu’était censée être Hungcalf. Vraiment, elle ne comprenait pas.

L’entretien avait été plus long que prévu et ce n’était franchement pas pour plaire à l’assistante. En réalité, elle avait a plusieurs reprises essayé de couper court mais elle n’en pouvait plus des excuses interminables du jeune homme. Apparement, être un joueur de Quidditch permettait de sécher quelques cours… En tout cas c’est ce qu’il semblait penser. Elle avait clôturé l’entretien en suggérant à l’étudiant d’envisager un changement de cursus pour intégrer les arts sportifs, parce que vu son dossier, il était peu crédible qu’il réussisse ses examens cette année…

Elle avait soupiré en annotant son dossier et l’avait rangé pour sortir le prochain. Elle le relit en diagonale pour se remettre en tête l’étudiante qu’elle soit rencontré et qui a sollicité d’elle même cet entretien avant de se lever et de rejoindre le couloir. Une jeune fille attend sur les chaises que Calliope a disposé à l’extérieur, prévoyante.

- Miss Saouli ?

La jeune femme semble concernée et Calliope en déduit rapidement que c’est bien elle. Elle s’écarte pour laisser le livre acces au bureau du Professeur de droit qu’elle emprunte pour l’occasion.

- Allez-y installez vous, je vous en prie.

La jeune femme se lève et rejoint la place qui est face à l’imposant bureau de chêne. Son dossier est ouvert et Calliope s’installe dans le fauteuil face à elle. Elle regarde la jeune femme, son visage lui est familier. Elle arrive à la resituer dans un de ses groupe de travaux dirigés assez facilement.

- Pardonnez moi pour le retard. L’étudiant précédant m’a demandé plus de temps que prévu.

Le ton est cordial mais la Muller n’est pas particulièrement expressive.

- Je vous écoute, vous avez sollicité ce rendez-vous sans m’en préciser la raison.

À l'appel de son nom, Inès dressa la tête. Le martèlement inaudible de son talon contre le sol cessa lui aussi, et d'un même mouvement, la jeune femme se leva pour suivre la femme qui l'invitait à entrer dans le bureau de la Direction de droit.

Jusqu'à présent, Inès n'avait eu affaire avec l'assistante qu'une rare fois et pour une raison très administrative. Elle avait cru, quand elle avait repris plus ou moins ses esprits après sa dépression de l'hiver, qu'elle aurait été convoquée pour ses absences répétées ou ses travaux non remis, mais elle devait être née sous une bonne étoile, ou bien la direction de l'université était moins sévère qu'on le laissait entendre, car à part les remontrances maternelles (qui était, certes, sa directrice de maison depuis décembre), on l'avait laissé remonter la pente d'elle-même. Inès en était bien reconnaissante. Une rencontre disciplinaire et des mesures à l'avenant n'auraient probablement pas eu l'effet escompté auprès de la jeune Écossaise au coeur rebelle.

En fière Saouli, Inès se sentait pleinement à son aise partout où elle allait, le bureau de la Direction ne l'impressionnait aucunement. Elle entra donc d'un pas confiant et s'installa là où on lui indiquait de le faire (une fois n'est pas coutume), son calepin et son stylo sur ses genoux. Ses cheveux remontés en chignon lâche au niveau de ses oreilles, un rouge à lèvres clinquant mais pas vulgaire, un veston passe-partout noir, un long pantalon de toile de la même couleur et une chemise bleu ciel complétait son ensemble du jour.

Aucun problème, fit Inès de la main lorsque Muller s'excusa du retard. Elle prit une courte inspiration avant de déballer son sac.

« Alors oui, en fait, je préférais vous en parler directement. Avec la fin de ma première année qui s'approche et les options que j'ai suivies cette année, je voulais savoir si je m'alignais bien comme il faut pour mes objectifs de stage et de carrière ou s'il y avait des ajustements à faire. J'avais choisi études des moldus parce que je pense que pour bien défendre les né-moldus par exemple, il faut bien connaître le monde dans lequel ils ont grandi, et puis aussi parce que je suis férocement convaincue que nos univers vont se rapprocher, mais en parlant avec des collègues qui ont plutôt choisi histoire de la magie, question d'avoir de bonnes bases sur les grands débats politiques d'avant, je me demande si je ne suis pas en train de me fermer des portes pour la suite. »

Inès tapotait son calepin du bout de son stylo tout en parlant, mais elle avait le regard fixé sur l'assistante et le dos bien droit. C'est que l'affaire était sérieuse : son avenir était en jeu!

Il était rare que ce soit un étudiant qui sollicite ce genre d’entretien. En général, c’était plutôt le Professeur de droit qu’il lui donnait la liste des élèves à rencontrer. Alors Calliope n’avait pas pu préparer l’entretien comme elle aurait pu le faire en temps normal, puisqu’elle en ignorait totalement la raison. Ce fut d’ailleurs l’objet de sa première question. Qu’est qui ammenait Miss Saouli face à elle ?

Calliope avait revu son dossier malgré tout et il fallait reconnaitre que la jeune femme avait eut des résultats en dent de scie. C’était à cet instant bien tout ce que pouvait dire la Muller. En interrogeant son étudiante, elle ne pu s’empêcher de notifier les cheveux mal organisés et le rouge à lèvre trop voyant. Le reste de la tenue était pourtant plus sobre, tout à fait adapté pour ce type d’instant.

Calliope desesperait parfois de la manière de parler qu’avez certaines étudiants. Les « enfaite » et les « euh » pouvaient facilement la rendre irritable. Pourtant l’assistante de justice passa l’éponge ; Miss Saouli n’était qu’en première année, on ne pouvait pas attendre d’elle qu’elle parle parfaitement à ce stade de ses études.

Elle écoute avec un air aimable les interrogations de la jeune femme. Celle-ci semble douter des options choisies, ce que chaque étudiant aura pu expérimenter à m’en point douter. Elle se retient de tout réaction ou commentaire concernant l’étude des moldus. La puriste qu’elle était trouvait insultant que cette matière soit encore enseignée à Hungcalf et en ce qui la concernait, elle n’avait ni envie de les défendre, ni envie de s’en rapprocher. Merlin merci, les débats politiques actuels plaidaient plutôt pour un éloignement et un renfort du secret magique.

- Je serais ravie de discuter des options qui vous seraient le plus utile. Mais avant tout chose, pourriez vous me décrire le plus précisément possible votre projet professionnel ?

Zahia avait beau lever les yeux au ciel et soupirer dès qu'il en était question, Inès était d'avis que son année passée en Europe n'avait pas été une perte de temps ni un désaste. Entre appréhender le monde depuis les bancs de Poudlard, où on vivait dans un cocon protégé des vicissitudes, de la faim, de la pauvreté et du gros des iniquités qui régissaient le monde extérieur, et vivre en plein les deux pieds dedans en était une autre. Quand on avait eu une enfance privilégiée comme Inès, couvée par une famille aimante, on ne pouvait pas connaître sa richesse sans s'éloigner un peu pour mieux l'apprécier.

L'année hors de la bulle protectrice des Saouli avait été difficile, très difficile, Inès en gardait encore des traces aujourd'hui, mais jamais elle ne regretterait d'y avoir survécu. Cela lui avait permis de comprendre ce qu'elle voulait faire, peut-être pas de sa vie, car Inès se méfiait des décisions durables, mais au moins de ce qu'elle souhaitait faire maintenant. Elle avait compris que toutes ses petites luttes à Poudlard, toutes les fois où elle s'était énervée contre des jugements hâtifs, des arguments stupides, des traditions lourdes et des paroles blessantes étaient guidées par une envie de rendre le monde un tant soit peu plus bienveillant. Et Merlin savait à quel point il ne l'était pas!

« Avocate en droit civil. » Voilà, son plan de carrière se résumait en peu de mots, mais ils avaient le mérite d'être clairs. Cependant, tout dans l'attitude de l'assistante lui disait qu'elle attendait davantage de détails. Inès se redressa encore un peu plus et fixa la femme dans les yeux. « J'ai besoin de défendre les gens qui subissent des injustices, des préjudices parce qu'ils ne sont pas de la bonne famille, du bon sang, de la bonne espèce, du bon genre, qu'ils ne parlent pas la bonne langue ou avec le bon accent, parce qu'ils n'ont pas les richesses des autres ni leur éducation, parce qu'ils sont nés dans un autre pays ou qu'ils ne font pas partie du système. Je veux parler haut et fort pour ceux et celles qui ne peuvent pas le faire. »

Calliope regrettait parfois que les étudiants n’étaient pas d’avantage de T.D. de savoir-être et de savoir-parler… Parce que connaitre ses tables de loin par coeur c’était certainement la capacité la moins utile pour un juriste. Vraiment. C’était d’une inutilité incroyable… une perte de temps terrible. Une fois professionnel, vous aurez toujours accès aux codes magiques, aux jurisdata. Personne ne demande à un juriste de connaitre quoi que ce soit par coeur si ce n’est quelques principes.

Un juriste devait savoir lire dans le sens, comprendre. Il devait savoir écrire dans le sens expliciter, être claire, être efficace et synthétique. Il fallait également savoir parler, avoir une diction parfaite, une aura convaincante et un phrasé précis. Et si la jeune femme n’avait pas de difficultés à s’exprimer oralement, il semblait que le côté synthétique et efficace manquait à la jeune Saouli parce que la chargée de T.D. du lui poser une question pour ré-orienter correctement l’entretien.

La Muller écoute soigneusement et n’hésite pas à prendre des notes dans le dossier de la jeune femme alors que celle-ci lui écoute lui énoncer son projet et les valeurs quelle lui associe. Obligée par le principe de neutralité, elle ne donne pas son avis sur ce qui fait les motivations de la Saouli qu’elle trouve particulièrement utopiste. Mais elle n’est pas là pour blaser les étudiants.

- Vous visez donc l’avocature, c’est un projet ambitieux mademoiselle Saouli et les ambitions sont très importantes dans cette filière qu’est le droit magique.

Elle marque une pause tout en regardant la jeune sorciere avant de demander d’une voix claire :

- De la façon dont vous décrivez vos motivations, vous sembleriez plutôt pencher vers la matières pénalise. Pourquoi ce choix du droit civil ?

Pourquoi ce choix? Inès plissa les yeux d'un quart de millimètre. Les professeurs avaient toujours de ces étranges questions qui n'appelaient, de l'avis d'Inès, pas vraiment de réponse. D'autant qu'Inès aurait été bien en mal d'expliquer précisément pourquoi son choix de carrière avait pris cette tangente dans les deux dernières années. C'était un ensemble de petites situations frustrantes et de constats qui lui avaient fait prendre conscience qu'elle souhaitait aider ceux qui n'avaient pas autant de chance qu'elle, mais est-ce que c'était une raison suffisamment forte pour justifier toute une carrière? À voir l'air fermé de l'assistante devant elle, Inès en doutait fortement.

Qu'avaient donc tous les adultes de Hungcalf à vouloir se montrer inflexibles et froids? C'était un critère d'embauche? Inès lâcha le bout de tissu qu'elle froissait entre ses doigts et se redressa sur son siège pour regarder Ms Muller dans les yeux.

« Je n'ai aucune envie d'aller faire des ronds de jambe devant le ministère et de remplir des tas de paperasse pour espérer faire bouger un roc d'un centimètre. Moi, j'ai envie de secouer le château, de donner des coups de balai, je veux faire bouger les choses sur le terrain, et en défendant les gens contre les injustices et le racisme systémiques, je suis certaine qu'on peut arriver à fissurer l'édifice jusqu'à ce qu'il tremble suffisamment. Y a tout un tas de personne, même ici, qu'on refuse d'entendre, dont on ne considère même pas les opinions ou la valeur, c'est totalement injuste! »

La justice, elle s'obtenait bien souvent par la masse dont les pieds battaient le pavé en scandant des slogans, quitte à jeter quelques pierres. Son arrestation l'année précédente lui avait cependant démontré qu'il lui fallait mieux connaître le système, son fonctionnement, ses forces et ses faiblesses pour le déconstruire et mieux le rebâtir.

« Mon plan de carrière, c'est de devenir avocate, d'ouvrir mon propre cabinet et d'accepter au moins 30% de causes pro bono et pour les autres causes, d'y aller avec tout ce qui est défense de la propriété, défense du droit intellectuel, du droit à la vie privée, du droit d'avoir un toit sur sa tête, d'avoir les mêmes chances d'obtenir un emploi, tout ça, tout ça. C'est pas les causes qui manquent avec un gouvernement qui considère encore les êtres en fonction de la nature de leurs sang ou origines. »

Inès ignorait complètement la position de Ms Muller à ce sujet, mais elle s'en souciait peu, surtout après presque une année à se frotter à la Rosebury.

Chaque mot qui sort de la bouche de l’étudiante lui rappelle d’autres étudiantes de sa générations. Certains choisissaient le droit pour appuyer l’institution, d’autres avait des ambitions plus belliqueuses. Et Calliope ne pouvait s’empêcher de faire une rapide revue de sa promo. Ceux qui avaient réussit, ceux qui menaient une belle carrière, c’était évidement ceux qui avaient choisi la même voix qu’elle.

La Muller ne peut s’empêcher de froncer légèrement les sourcils alors qu’elle compare les membres du ministères à des bureaucrates bons seulement à remplir des formulaire. Une main se glisse sous le menton de la jeune femme, coude appuyé sur le bureau de merisier. Un sourire en coin finit par s’épanouir sur les lèvres de la brune alors qu’elle fait en sorte de ne pas couper l’étudiante dans sa diatribe pré-révolutionnaire.

Ce sourire s’épanouie de plus belle alors qu’elle entend les attentes extravagantes de pro-bono qui démontrent une telle méconnaissance du métier d’avocat que Calliope ne peut que noter quelques mots dans le dossier de la jeune femme. Les avocats étaient si nombreux que certains avaient du mal à se tirer un salaire minimal… alors trente pour-cent de pro-bono c’était absolument utopiste. La brune par contre, ne réagit absolument pas au jugement de valeur prononcé concernant le statut du sang, son obligation de neutralité prenant le pas sur l’avis qu’elle prônait.

- Mademoiselle Saouli, je suis certaine que vous ne manquez pas de motivation ni de bonne volonté.

Elle marque une pause, essayant malgré tout d’être pédagogue :

- Malheureusement, je crains que vous ayez tendance à laisser vos émotions et vos grands espoirs vous éloigner de la réalité. Avez vous déjà fait un stage auprès d’un avocat ou de tout autre professionnel du droit ?

Elle pose sa plume et joint ses mains sous son menton pour poursuivre :

- Le pro-bono est une merveilleuse invention des gros cabinets qui des moyens à disposition et une image a lessiver. Voyez-vous où je veux en venir ?

Inès plissa les yeux et fronça son nez, provoquant une accumulation de petites taches de rousseur dans les replis. C'était à la fois adorable et ridicule, un peu comme ses aspirations professionnelles, s'il fallait se fier aux paroles de l'assistante. Preuve que la jeune Écossaise gagnait tout de même en maturité, elle ne monta pas sur la table pour envoyer valser tout ce qui se trouvait dessus quand Ms Muller l'accusa de se laisser aller à ses émotions.

Qui dans Hungcalf ne connaissait pas tout du caractère sanguin et passionné d'Inès Saouli, ou des Saouli en général? Inès ne comptait plus le nombre de fois où on lui avait assené cette vérité comme s'il s'agissait d'une révélation ou, pire, d'un vilain défaut. Être passionnée, c'est ce qui lui avait permis de survivre à Poudlard, de redresser l'échine après tous les malheurs qui lui étaient tombés dessus et qui l'avait menée entre ses murs en à peu près un seul morceau. Alors qu'on ne vienne pas lui reprocher son emportement!

« C'est le monde qui est trop passif face à l'injustice, pas moi qui suis trop portée par mes émotions. » Elle n'avait pas quitté sa position très droite ni son port altier tandis qu'elle répondait à l'assistante. Cette rencontre n'allait pas du tout là où elle l'aurait souhaité. « Non, je n'ai pas encore fait de stage, je ne pensais pas que les première année avaient le droit. »

Devait-elle ajouter que l'argent n'était pas un souci pour les Saouli et qu'Inès ne souhaitait pas travailler pour gagner sa vie, mais pour rétablir au moins un peu l'équilibre du monde, à petite échelle? Inès avait l'impression que peu importe ce qu'elle dirait, Ms Muller voudrait la tirer vers le bas pour la ramener les deux pieds dans la boue. Les adultes avaient cette manie de tout attirer vers le marasme, c'était à vous plomber le moral. À 20 ans, Inès se demandait si cette inertie lui pendait au bout du nez...

« Écoutez, je comprends que le métier n'est pas tout rose et que l'avocat n'est pas un chevalier monté sur un blanc destrier, les cheveux dans le vent. Mais j'ai envie de faire du bon dans le monde, vous comprenez? J'ai envie d'offrir de l'aide aux gens qui n'ont rien pour eux parce qu'ils se font bouffer par les gros. Et en plongeant dans le milieu communautaire et des luttes sociales il y a deux ans, j'ai compris que c'est de l'intérieur que je pourrais faire une différence. Alors les cabinets d'avocat, les toges, le décorum, je suis prête à jouer le jeu, mais je veux que ça serve à quelque chose de concret. »

Elle aussi avait été jeune. Elle aussi avait eut ce côté naïve, idylisant les couloirs du Palais de Justice qu’aujourd’hui elle foulait tout les jours. Elle aussi elle regardait avec émerveillement les salles d’audiences et les prétoires. Mais elle avait eut cette chance d’avoir de la famille dans ce monde, notamment son oncle. Elle l’avait assez souvent entendu parler de son métier pour savoir ce qu’il se dissimulait derrière les strapontins qui abritaient les magistrats.

Est ce que le monde était passif ? Non. Calliope ne le croyait pas. Mais le changement prenait du temps. Peut être trop, c’était vrai. Mais les réformes se devaient d’être progressives parce que c’était ainsi qu’elles trouvaient leur meilleur assise. Calliope aurait sûrement pu débattre longtemps de la grosse machine judiciaire qui était celle du système britannique mais elles n’étaient pas ici pour cela. Et le temps filait bien vite…

- Il est évident que vous pouvez faire des stages. D’observation dans un premier temps. Mais je peux vous assurer que c’est vraiment formateur, même en première année.

Patiemment, elle écoute la très jeune étudiante résumer de façon assez efficace ses aspirations. Au moins ne pouvait-on pas lui reprocher de manquer d’esprit de synthèse. Et elle n’avait pas peur de s’exprimer même dans un contexte où les avis divergeaient. C’était plutôt intéressant à ce stade. Calliope avait vu de tout parmi les avocats qui plaidaient devant le tribunal qu’elle assistait… Il y avait le meilleur et le pire… Certains n’étaient qu’effets de manches mais de très mauvais juristes. D’autres maitrisaient la législation mais étaient incapable de maintenir l’attention de leur auditoire. Et pourtant Merlin savait qu’il s’agissait de deux exigence sine qua none.

- J’entends vos aspirations Mademoiselle Saouli. Je voulais juste m’assurer que vous ne soyez pas déçue par la réalité de l’exercice de cette profession. Les études jusqu’au barreau sont longues et il serait dommage de perdre du temps et de l’énergie n’est ce pas ?

Elle affiche un sourire de circonstances avant de revenir sur le sujet qu’elle avait ouvert quelques minutes plus tôt :

- Mais revenons au stage, je vous prie. Avez vous dans votre entourage un réseau que vous pourriez activer pour en obtenir un ?

Le rire qu'Inès s'attendait à entendre résonner dans le bureau d'un instant à l'autre ne se manifesta pas, à son grand soulagement. Autrement, elle se serait probablement levée et aurait quitté les lieux en tempêtant, comme elle en avait l'habitude, peu habile à contenir sa colère quand elle montait. Mais puisque l'assistante juridique, au contraire, parut comprendre les motivations et les objectifs de l'étudiante, et ouvrit même des portes, répondant ainsi aux raisons de la rencontre demandée par Inès.

Elle se détendit légèrement. « Je comprends. » Les précisions de Ms Muller lui paraissaient légitimes, et elle ne s'opposait pas à ce qu'on lui présente la réalité telle qu'elle était. Inès ne voulait tout simplement pas qu'on la lui rentre de force dans la gorge en prétextant que le monde fonctionnait ainsi et pas autrement. Cela, elle ne l'accepterait jamais. Dounia ne l'avait pas élevée pour qu'elle accepte une situation comme quelque chose d'inébranlable et inéluctable.

« Hm. Non. Ma famille est plus dans le commerce, les affaires. Ma mère connaît quelques avocats. » Mais pas question de lui demander ses contacts, résolut Inès sans le formuler à voix haute. « Je peux écrire des lettres de motivation et aller les déposer en personne dans les cabinets de l'Inverness-shire, no prob. Je me débrouille pas mal en lettres de motivation. Si vous voulez bien me les signer... » Théoriquement, la signature de la Rosebury aurait eu plus de poids, d'autant plus qu'elle était sa professeure en droits, mais quelque chose lui dirait qu'elle ne signerait rien pour Inès ou qu'elle le ferait avec un tel air de suffisance, un tel air de lui faire une immense faveur qu'Inès aurait envie de lui casser un vase sur la tête. « Mes notes sont pas mauvaises. » Elle ravala un soupir. « Sauf en sciences po, Ms Rosebury et moi partageons pas la même façon de voir les choses. » Après une micro pause, elle précisa précipitamment. « Mais je m'aligne pour un EE en droits! Et j'espère pouvoir décrocher un O en médias. »

L'année scolaire arrivait à son terme dans les prochains jours, après quelques examens pour lesquels Inès étudiait avec application pour compenser les quelques mauvaises notes à son dossier. Elle escomptait reprendre son job à temps partiel aux 1001 pattes pendant l'été, question de mettre des gallions de côté, mais... « S'il le faut, je suis prête à faire un stage d'été. Sûrement que les cabinets se cherchent de la main d'oeuvre pendant que leur personnel prend des vacances! » Elle pourrait toujours trouver un petit job de quelques heures de soir ou de weekend comme serveuse. Si vraiment il le fallait... Elle préférait gagner son propre argent de poche plutôt que de compter sur le pactole familial, question de vivre comme les vrais jeunes de son âge.

Le temps filait vite, assez pour surprendre Calliope dont le regard avait glissé sur la montre en or rosé qu’elle portait au poignet. Elle n’avait prévu qu’une heure pour chaque étudiant qu’elle devait recevoir et le prochain, un certains Adam Pretwick, devait être dans le couloir entrain d’attendre. Elles avaient légèrement dépassé le temps que la Muller s’était imposé mais la jeune femme comptait mener à terme cet entretien. Il était rare que ceux-ci soient intéressants…

La Muller arque un sourcil alors que la jeune femme lui demande de signer une lettre de motivation… Est ce que la jeune femme confondait une lettre de motivation et une lettre de recommandation ? Ca serait fort fâcheux…

- Je peux vous les relire si besoin est, mais je crains qu’il soit peu intéressant que je vous les signe.

La Muller s’amuse et rit même franchement de la remarque de la jeune femme concernant sa directrice de thèse. Margaret Roseburry n’est pas connue pour faire dans l’objectivité quand il s’agissait de politique, même son élève préférée qu’avait été Calliope un temps ne pouvait que le reconnaitre.

- Je vois…

Inutile de commenter n’est-ce pas ? La Saouli semble assez mature pour comprendre le pourquoi du comment. Et clairement, Calliope n’est pas celle qui s’opposera à la Roseburry dont elle est proche. Elle préfère hocher la tête doucement alors que l’étudiante espère trouver un stage pour cet été.

- Dans ce cas vous devriez investir vos recherches et vos démarchages dès maintenant.

Faut dire que le mois de mai était sur le point de s’achever…

« C'est parfait ça, merci. Je vous laisserai une place où signer à côté de mes références » fit Inès, tout sourire, sans noter le haussement de sourcil de l'assistante juridique. La Saouli avait déjà les pensées toutes tournées vers ce qu'elle allait écrire dans sa lettre de motivation et vers les cabinets auxquels elle irait se présenter.

Enfin quelque chose de concret après une année à observer des mots dans des livres et des traits de craie sur des tableaux. Pourquoi elle n'avait pas réfléchi plus à fond la possibilité de faire un stage d'observation la sidérait, mais il suffisait de contempler la noirceur des mois qu'elle venait de traverser pour comprendre que l'idée n'avait pu trouver son chemin avant ce jour-là.

Un sourire se dessina en coin à la réaction spontanée de Ms Muller. La réputation de la Rosebud n'était décidément plus à faire, mais Inès espérait tout de même trouver le moyen de décrocher de meilleures notes dans ses cours, ou son dossier scolaire allait en pâtir. Elle n'était toutefois pas prête à mettre en sourdine ses convictions, il y avait des limites que la Wright ne franchirait jamais.

« Vous avez raison. Je m'y mets tout de suite. »

Elle glissa rapidement son calepin et son stylo dans son sac et se leva en refermant le bouton de son veston, qu'elle avait détaché en s'asseyant. D'un même élan, elle tendit la main à l'assistante, que cette deuxième rencontre avait permis à Inès de classer dans la catégorie des alliées potentielles. « Merci d'avoir accepté de me rencontrer et merci pour votre aide. Très apprécié. Je vous enverrai un hibou dès que je tiens quelque chose. »

Sur son plus beau sourire, Inès tourna les talons et son chignon pour franchir le cadre de porte dans l'autre sens. Son sourire ne la quitta pas dans le couloir, si bien que ce fut Pretwick, un échalas nerveux qui remontait constamment ses lunettes, qui le reçut en pleine figure, ce qui n'eut pas l'air de faire du bien à son niveau de stress. Mais Inès était déjà rendue au bout du couloir.