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La fable de la louve et du vampire (Lubia)
Mer 7 Juil 2021 - 20:13
Roumanie, 2014
C'était une nuit sans lune, dans une région incartable des Carpates : un défilé couvert de chênes, de charmes et de tilleuls en fleurs (qui exhalaient encore délicieusement malgré l'heure tardive), de hêtres, de sapins, d'épicéas et d'érables sycomores. Le repaire des cervidés, des sangliers et autres bêtes qui sortent après le crépuscule. La fin de l'hiver, quand les sorciers allument de grands feux et se réunissent pour planter l'arbre de mai.
Il est dit qu'en Roumanie, à la nuit de Walpurgis, tous les esprits maléfiques, fantômes et vampires, sont libérés afin de se livrer à des bacchanales infernales.
Cette nuit là, la fête battait effectivement son plein, mais l'on était loin d'une orgie satanique, comme en rêverait quelque prêtre à l'imagination débridée. Les créatures avaient investi d'anciennes catacombes, oubliées à la postérité par une communauté locale négligente, sur invitation de la multitude de fantômes qui y résidaient toujours.
Loin de s'encombrer d'un sens excessif du tragique, ils en avaient fait un lieu de culture et de réunion pour tout le milieu underground des êtres magiques non sorciers : harpies, gobelins, vampires, vélanes et même quelques elfes de maison libres composaient l'essentiel du gratin.
À ce titre, l'endroit avait beau se situer au milieu de nulle part (littéralement) et être tenu par des esprits, il n'en était pas moins incroyablement animé et avant-gardiste : au milieu des ossements s'offraient les dernières fresques, photographies et sculptures d'artistes à la mode. Plusieurs bars, installés pour l'occasion, servaient de prétexte à la réunion d'intellectuels d'ascendance variée. Bien entendu, il y avait aussi une scène très riche de groupes en tout genres.
La salle la plus animée devait être l'ancienne crypte souterraine qui, soumise à l'épreuve du temps, avait pris des allures de cathédrale calcifiée, avec ses stalactites et ses circonvolutions ivoirines. Les figures sacrées sculptées dans la roche, qui ajoutèrent jadis du spirituel à l'endroit, se transformaient en horribles figures grimaçantes, sous l'effet des lumignons en lévitation. Une musique hypnotisante emplissait la salle (il fallait d'ailleurs souligner que l’acoustique était excellente) et dans l'air flottait une discrète odeur d'alcool, de fruit et de tabac.
Thomas contemplait des impressions monumentales, qui trônaient aux murs comme des fenêtres sur une réalité alternative : la transformation du loup-garou. Ce choix de sujet avait valu à l'artiste de faire scandale dans la presse spécialisée. Il fallait dire que le choix de cadrages intimistes se mariait difficilement avec l'horreur naturellement inspirée par ces instants capturés entre homme et loup. C'était le spectacle d'une douleur abjecte à fleur de peau. Les clichés mettaient mal à l'aise. Ils étaient d'une rare intensité et traitait d'un sujet particulièrement brûlant (surtout dans cette région du monde).
Cependant, Thomas se considérait volontiers comme un spectateur averti. Il ne détournait le regard, ni ne frémissait au spectacle des corps déformés sous l'effet du maléfice, de cette corruption de l'être tout entier qui s'ensauvage au sens propre comme au figuré. Peut-être parce-que la chose lui était à ce point familière qu'elle l'en avait rendu cynique ? Peut-être aussi parce-qu'il parvenait à un tel effort d'imagination que la vision en devenait émouvante, et même belle ? Peut-être était-il juste un brin éméché, ou bien distrait par les gorges des nymphettes qui s'offraient volontiers à la dégustation contre un court frisson. Peut-être.
Le part-vampire finit néanmoins par arracher son regard des suspensions en lévitation. Il se tourna en direction de la salle et projeta ses prunelles aigue marines sur la foule. Ses membres étaient à ce point bigarrés que le concept même d'originalité devenait obsolète.
Thomas, lui, se distinguait par un sens de l'élégance extrêmement sobre et maîtrisé. Il était entièrement vêtu de noir. Les broderies ton sur ton de son ensemble ressortaient en fonction des jeux de lumière. Quelques ornements de métal précieux évoquaient son clan d'appartenance, mais ils constituaient là sa seule fantaisie.
Un peu de flegme finissait de lui donner de l'allure. Thomas se désintéressait visiblement des gens qu'il connaissait : son regard évitait les visages familiers et s'attardaient plutôt sur les inconnus. Il paraissait chercher quelque chose. Cela dit, après un moment, son attention décrocha de la foule et se reporta au fond de son verre. Il fit signe au barman de le resservir et alluma, dans l'intervalle, une cigarette.