Je bloquais. Littéralement je bloquais. Pourtant j’avais beaucoup avancé dans mes recherches, j’étais parvenu à établir un protocole stable d’exttraction de l’émotion chez mes cobayes, avec plus de 90% de réussite, ce qui était déjà une belle performance, et j’avais réussi à trouver les bons réglages pour enfermer cette émotion pure dans un polyèdre transmutatoire de stabilisation pour éviter que les fluides ne se corrompt ou s’échappent. La matière était tellement plus compliquée et dangereuse que pour les souvenirs, mais peut-être que l’inventeur de la pensine avait traversé les mêmes épreuves que moi. Mais pour le moment je bloquais, et c’est quelque chose que je détestais. Je passais des heures dans la bibliothèque à lire des ouvrages alchimiques sur l’équilibre homéostatique des corps, mais je ne trouvais aucune réponse convenable. Plus j’essayais d'imaginer de nouvelles solutions à mes problèmes, et plus je sentais la migraine se pointer. C’est un cycle sans fin.

Par dépit, je me résous à me rendre en salle de potions, pour consulter l’enseignante en potions ou son assistant. Plutôt ce dernier d’ailleurs, il est spécialiste en alchimie alors peut-être pourra-t-il m’aiguiller sur quelque chose que je n’ai pas vu ? Je l’espère en tout cas. Je suis surpris néanmoins quand j’arrive dans la salle de potions. Elle n’est pas vide, certes, mais il n’y a ni le professeure Melkinov ni son assistant. A l’inverse je tombe sur une rousse à la crinière de feu, accroupi, en train de tracer semble-t-il des runes à la craie, pendant qu’un chaudron en acier bouillonne non loin d’elle. Elle m’a reconnu ! Mais quelle diablesse est-ce ? Elle n’a pourtant même pas regardé dans ma direction.Je reste interdis quelques instants.

Blackthorn.

Il n’est pas dans mon habitude d’appeler les gens par leur nom, mais j’avoue que je ne sais comment lui répondre autrement. Son « De Gray » sonne un peu comme un : « Gentil chien, à la niche », et j’exagère à peine. Je m’assois à la première table sur ma droite, sage et discipliné. Peut-être que les enseignants ne sont pas là mais qu’ils ne vont pas tarder à arriver ?

Justement, tu ne sais pas s’ils vont venir dans cette salle sous peu ? J’ai des questions à leur poser sur une expérience ou deux, qui me bloque un peu… C’est de l’alchimie, je ne sais pas si tu t’y connais…

Après tout, pourquoi pas buller entre lufkins sur un problème insoluble ?

Spoiler:

Quatorze heures. Diable, je vais devoir attendre. Mais attendre en compagnie de Cataleya ne doit pas être si difficile n’est-ce pas ? Elle ne me fait pas peur à vrai dire, au contraire, je suis sûr qu’on peut avoir des discussions très intéressantes. D’ailleurs, elle me le prouve très rapidement, en me parlant homoncules et Jabir ibn Hayyan. Je suis impressionné.  Je savais James intéressé par le sujet, mais pas Cataleya. Je suis vraiment sans voix, pourtant, je reste à mon bureau, et il me faut plusieurs minutes pour réagir et répondre à la jeune femme aux boucles rousses.

Je peux te parler de ces deux sujets autant que tu veux, mais mes recherches sont très loin de la création artificielle de la vie comme le cherchait Geber. Je ne m’intéresse pas à la création, mais à l’extraction de l’existant.

Je pose le livre que j’avais dans les mains, à la couverture sombre, son titre était écrit en runes gnomoniques et ses pages se couvraient d’illustrations sur la fusion des métaux pour les purifier. Si seulement cela pouvait m’aider à purifier quelque chose d’encore plus instable comme le sont les émotions…

Et bien, on peut essayer… Si je te parle de la distillation des émotions, ça te fait penser à quoi ?  Bon, comme tu sembles avoir des bases en alchimie, je l’ignorais d’ailleurs, je vais aller un peu plus loin. En fait j’essaie tout simplement d’extraire les émotions pour les stabiliser et les canaliser, les cristalliser soit sous forme liquide ou solide… Tu connais la solution de chance liquide ? Et bien j’aimerais réussir à faire une solution de joie liquide par exemple, via la méthode alchimique, ou autrement une pierre capable d’absorber les émotions négatives, pour viser in fine l’équilibre homéostatique des émotions. Aristote considère qu’il y a les quatre éléments dans tout corps, et qu’il faut leur équilibre pour une bonne santé. Je pense de même mais pour les émotions. Ainsi, compenser la tristesse par la joie, la colère par l’apaisement, ainsi de suite. Je suis persuadé que cela peut avoir des résultats intéressants en médicomagie ou tout simplement dans la vie des sorciers.

Oui, comme à chaque fois que j’aborde un sujet qui m’intéresse, j’en parle beaucoup. Beaucoup trop. Vraiment beaucoup trop. Je glisse un sourire maladroit, passant la main derrière la nuque, conscient que mon discours peut vite donner mal à la tête. Je l’assume.

Qui l’aurait cru ? Je ne connaissais pas très bien Cataleya, d’ailleurs je ne connaissais pas très bien aucun Blackthorn, même s’il m’arrivait de temps à autre de discuter alchimie justement avec James, après cette rencontre inopinée lors du speed dating, mais à part ça, ce sont des inconnus pour moi. Comme une bonne partie des sang-pur à vrai dire. Pourtant, je sens la jeune femme se redresser imperceptiblement tandis que je parle. Serais-je intéressant ? Les yeux de la rousse sont comme deux feux flamboyants tant elle me scrute avec insistance, ce qui aurait d’ordinaire de quoi me déstabiliser, mais parler alchimie et science me perdait de garder les pieds sur terre. Elle vient même s’installer à moitié sur mon bureau pour y poser un carnet de notes où elle inscrit des inscriptions au fur et à mesure que je parle. Ses sourcils froncés sont mignons, elle en devient à son tour bien plus intéressante. Après tout, je l’oubliais presque tant son nom résonnait entre ces murs, mais c’est une Lufkin, comme moi, alors rien d’étonnant à ce que l’exercice neuronal soit un de ses passe-temps favoris, comme pour moi. Je réfléchis quelques instants à sa question. C’est une question que j’ai fini par me poser, tardivement je devais bien l’avouer, mais qui s’était imposé à moi lors de mes premières expériences. L’incidence humaine. L’homme n’est pas un golem (malheureusement parfois), et il n’est pas si facile de jouer avec la mémoire ou les émotions, tout le monde connaissait les effets dévastateurs des sortilèges d’oubli ou des philtres d’amour, les hôpitaux magiques étant des publicités vivantes des mises en garde contre ces manipulations. Peut-être au fond avais-je une âme de savant fou ?

C’est justement l’objet de mes recherches : l’équilibre. Attends, regarde.

Je saisis un crayon de papier qui traînait près de ma main, ainsi qu’une feuille blanche et je dessine les fameuses dyades de Plutchik, tout en lui expliquant.

Selon les chercheurs, il existe huit émotions fondamentales, primaires, que sont la joie, la confiance, la peur, la surprise, la tristesse, le dégoût, la colère et l’anticipation. L’alliance de ces émotions primaires aboutit à des résultats intermédiaires, par exemple l’alliance de la joie et de la confiance donne de l’amour. Mais tu as aussi les dyades secondaires et tertiaires, permettant d’aboutir à un cocktail complexe d’émotions. Alors oui, la matière première est très sensible et instable, d’où mes difficultés à réussir mes expériences, mais je pense sincèrement que s’il y a déséquilibre, le corps humain saura le résoudre, après tout d’ordinaire il le fait de lui-même, par exemple quand tu pleures de rage, tu évacues juste le surplus de colère en toi.

Je fais une pause, conscient de la complexité des termes que j’ai pu employer, même si je suis persuadé que des schémas et des dessins sont plus simples à comprendre, je fais toujours ça pour mes expériences en général, ça me permet de tout mieux visualiser d’un coup. De toute manière, Cataleya en profite à ce moment-là pour donner son avis sur mes recherches, l’occasion d’aborder des points déjà abordés ou non dans mes recherches. J’en oublie presque que c’est une Blackthorn tellement il est agréable de parler avec elle.

J’avoue que je n’ai pas encore travaillé avec l’obsidienne, je connais assez peu ce minéral, je suis resté sur des éléments plus classiques, notamment le cristal de roche, de par sa neutralité il est un support plus simple pour l’extraction. Sur la cristallisation par contre j’avoue que prendre des minéraux dont l’essence magique est déjà connue pour influer sur les émotions peut être intéressant, même si je vais devoir travailler la composition alchimique de ces minéraux avant, sinon c’est là que peut se produire un accident. Et pour répondre à ta dernière remarque, je commence tout juste à tester des situations où je provoque l’émotion. Ce n’est pas évident, tu verrais à quel point les émotions une fois extraites du corps sont instables, j’ai déjà provoqué sans le vouloir plusieurs explosions, il y a même des sourcils d’enseignant qui en ont disparu. Mais j’avoue, je connais mal le concept d’égrégore, c’est éloigné de la catharsis ? Car je suis en phase de test sur la catharsis pour provoquer l’expulsion des émotions. Le moment cathartique permet une libération passionnelle très forte, c’est rare que je parvienne à tout récolter …

Je ne m’attendais pas à cette rencontre. Cataleya a toujours fait partie des étudiantes qui m’impressionnaient, elle a l’air tellement sûre d’elle, elle est bien née, et elle le sait. Pourtant, dans ce moment presque unique où nous ne sommes que deux dans cette salle de cours, elle paraîtrait presque… normale. Comme si au final que je sois un sang-mêlé n’avait pas tant d’importance car au fond nous avons une passion en commun : l’érudition. A elle les potions, à moi l’alchimie. Je sens pourtant qu’elle se retient de rire quand j’énonce les quelques accidents qui ont pu se produire par le passé, et à vrai dire en regardant dans le rétroviseur de la sorte, oui c’était assez drôle, mais Roman Duvall ne pouvait pas en dire autant car c’est lui qui avait perdu ses sourcils, le pauvre. Je vois qu’elle tâche pourtant de rester sérieuse, alors j’en fais de même.

C’est un travail de haute précision oui. En fait les émotions sont très instables, une fois extraites, et je ne m’y attendais pas au début. Plus que l’extraction, le plus dur reste du coup de capturer l’émotion et de la stabiliser jusqu’à ce que je tente de la cristalliser ou de la rendre plus matériel.

Elle reprend de plus belle, écartant juste une mèche sur son visage qui cachait ses beaux yeux. Oui, car à mes yeux rien n’est plus beau qu’une personne ayant de l’érudition, et Cataleya n’en manque pas. Je me surprends à la voir d’un autre œil, mais je sais que ça n’est pas correct, alors je ne dis rien, mais ses propos suffisent à me transporter et à me rendre à mon tour fébrile d’excitation, comme si l’on tenait là une hypothèse particulièrement excitante. N’importe quel étudiant normal nous aurait regardé comme si nous étions des nerds.

J’avoue que je n’ai pas creusé la piste de l’égrégore, pour une raison très simple, c’est qu’elle demande beaucoup plus de volonté que la catharsis, et elle est encore plus instable. Tu l’as illustré en parlant de l’obscurial. Actuellement, j’utilise des procédés alchimiques, j’ai créé un onguent spécial qui canalise les émissions d’émotions pour les centraliser. Je dessine sur le corps du cobaye des schémas et des runes pour diriger ces flux émotionnels vers la pierre de réception, qui agit comme réceptacle, et je demande au sorcier de se remémorer un souvenir puissant. L’onguent décuple l’émotion et les barrières psychiques tombent l’espace d’un instant. C’est pour ça que je parle de catharsis, en réalité je purge l’esprit de l’émotion hypertrophiée avec le cristal de roche.

Si je reprends ton idée de l’égrégore, peut-être que cette technique marcherait mieux pour les émotions chaudes, je veux dire les pulsions émotionnelles, qu’un souvenir peine à mobiliser ? Mais j’imagine le procédé différent, il faudrait presque que l’individu porte le réceptacle de manière constante, et que ce réceptacle soit paramétrer pour capter l’égrégore quand il naît ? Peut-être que tu pourrais m’aider à concevoir un protocole expérimental ?

La méthodologie. La prudence. J’avais toujours préféré y aller à petits pas, car j’avais en tête tous ces potionnistes à qui il était arrivé d’affreux accidents en voulant aller trop vite ou trop ambitieux, et j’estimais mon projet déjà bien trop ambitieux pour ne pas y consacrer un temps suffisamment long. Je ne me rends pas toujours compter du caractère apaisé de mon esprit, ce n’est au final qu’en étant au contact de mes congénères que je finis par m’apercevoir de ma différence, une différence qui est toujours enrichissante. Cataleya semblait bien différente d’ailleurs, ses boucles rousses entourant son visage ne cachaient pas le feu intérieur qui couvait en elle, là où j’étais un esprit bien plus subtil et léger. En alchimie, nous considérions comme nos premiers maîtres que chaque esprit avait un élément dominant sur sa personnalité, et c’était une évidence pour les étudiants ayant fait leur scolarité à Beauxbâtons. J’avais par exemple le caractère des sorciers de l’eau, paisible et calme en surface, mais dont l’emportement pouvait se montrer dévastateur poussé à son extrême. Les sorciers de l’air étaient plus indépendants, plus libres et plus créatifs peut-être, au contraire de leurs frères de la terre qui étaient pragmatiques. Cataleya aurait certainement été une sorcière du feu, passionnée et fougueuse, impatiente et vivante. Impétueuse, comme la flamme. Je souris d’ailleurs à sa dernière remarque, douce comme une flamme de bougie, et châtoyante.

Merci beaucoup. On dit souvent que les alchimistes sont des poètes car ils rédigent tous leurs protocoles sous forme métaphorique.

J’observe son manège avec un sourcil surélevé quand elle s’allonge sur une table pour dessiner en lettres d’or au plafond. Mes méninges tournent à vive allure devant ses explications, et je commence à comprendre. C’est un mécanisme semblable au polyèdre transmutatoire, mais adapté pour les égrégores dont l’expression est plus éthérée et encore plus instable que les émotions. Je lance un œil intrigué sur sa cuisse, marquée par des runes et le feu. Un sigil trône sur sa peau. Je ne saisis pas tout ce qu’elle me raconte, tant cela semble être un maëlstrom d’émotions réprimées. C’est ce qu’il y a de plus dangereux en magie, la frustration des émotions. C’était contre ça que j’essayais de lutter.

Je pense comprendre, c’est une branche des runes où je m’y connais très peu à vrai dire. Je crois que c’est aussi à l’origine des tatouages magiques. Regarde, en équivalent j’ai ce type d’appareillage, c’est un polyèdre transmutatoire. Il sert à stabiliser l’émotion, et il agit en effet comme une cage, mais plutôt que de l’enfermer il synchronise les ondes vibratoires de l’émotion par résonnance. J’ai remarqué que les émotions avaient une sorte de fréquence, c’est pour cela par exemple que les personnes empathiques ressentent facilement les émotions, ils perçoivent les fréquences. Mon polyèdre vibre de manière à contrecarrer l’instabilité vibratoire. Mais c’est dangereux, un ancien professeur l’a fait exploser accidentellement car il a lancé un sortilège dessus, ce qui a déséquilibré la fréquence, il en a perdu les sourcils.

Je sors de mon sac mon polyèdre, de ma propre confection. Il est en forme de dodécaèdre, une structure qui permet une stabilité assez forte, et est un assemblage de métal et de verre. On dirait presque un joyau tant la lumière lui donne des couleurs intéressantes. Mais il reste fragile et instable, même si celui que je tends à Cataleya est vide.

Je me demande si je ne pourrais pas travailler à une version stabilisée et plus solide de ce dispositif avec l’apposition de sigil justement… Ca permettrait ainsi de contenir à la fois les égrégores et les émotions non stabilisées, avant de les distiller pour en faire des formes stables et utilisables en médicomagie, tu ne crois pas ? Ca te permettrait par exemple de simplement porter un collier plutôt que de t’imposer ce genre de sigil sur la peau… Ca ne serait pas une cage mais un expiatoire. Pour que tu puisses retrouver un équilibre émotionnel plus stable.

J'imagine déjà la forme que cela pourrait avoir, et le métal que produit notre entreprise familial pourrait ainsi m'aider à ces créer ces nouveaux polyèdres, comme des "pokéball" à égrégore.

L’alchimie était bien plus qu’une science, c’était un art pour ceux qui la pratiquaient, et il fallait bien le dire, j’aimais cet art. La transmutation des métaux n’était qu’une infime partie du domaine alchimique, et tous les initiés savaient qu’au fond l’alchimie était également là pour changer l’âme, pour l’aider à s’élever, à se parfaire, à se purifier, dans le creuset de l’alchimiste. Alors que j’en parle à Cataleya, c’est toute cette poésie qui jaillit, comme s’il s’agissait d’un poème, car au final tout n’est qu’équilibre. C’est ce que j’aimais quand je discutais avec d’autres lufkins, c’est que nous trouvions toujours un moyen de partager nos connaissances malgré nos domaines d’expertise différents, ce qui offrait une lumière nouvelle sur nos sujets de recherche. Il est vrai que Cataleya avait raison, je m’appuyais beaucoup sur l’alchimie et la maîtrise des potions, mais les runes avaient également leur importance dans le protocole que j’étais en train de créer, car les sigils permettaient de verrouiller et de stabiliser des émanations d’énergie assez dantesques. J’hochais ainsi la tête à ses propositions.

Tu as sûrement raison, je ne devrais pas négliger l’aspect runique d’un tel dispositif, j’irai sûrement le voir bientôt, peut-être m’aidera-t-il à la conception d’un de mes prototypes ? En tout cas merci pour ton aide, c’est toujours rafraichissant.

Cette séance de recherches aurait pu se poursuivre encore un peu, mais finalement une étudiante vient nous interrompre, et j’ai à peine le temps de comprendre de quoi il retourne que Cataleya a déjà rangé ses affaires pour quitter les lieux. J’étais tellement concentré dans ma lecture que je n’avais même pas entendu la jeune femme arriver, c’est pour dire. J’hoche la tête avec un grand sourire.

Merci à toi, je suivrai ton conseil. A une prochaine fois j’espère.

Fin.